pp. 78-82
La lutte de libération nationale dans les colonies portugaises s'accompagne d'une « révolution culturelle » sans précèdent dans l'histoire du combat des peuples contre le colonialisme. Si on excepte certains exemples similaires dans les pays du Sud-Est asiatique, on a rarement enregistré une telle renaissance de la culture des peuples opprimés dans le feu de l'action libératrice. Les dirigeants des mouvements de libération des pays sous domination portugaise ont su mettre à profit avec un bonheur sans égal les acquisitions ainsi que les erreurs des mouvements qui les ont précédés. Ils ont ainsi saisi le rôle libérateur et reconstructeur de la culture dans le processus révolutionnaire. L'épanouissement des potentialités créatrices du peuple est une des conditions essentielles de l'affirmation de sa lutte contre les forces d'oppression.
Parmi la riche moisson de textes écrits par les militants angolais, mozambicains, guinéens et capverdiens sur le rôle de la culture, de l'art et de la littérature dans la lutte armée, nous avons choisi cette analyse du « Rôle de la poésie dans la révolution mozambicaine » et ceci à titre indicatif.
Souffles a déjà eu l'occasion de publier dans le même ordre d'idée une analyse de Mario de Andrade, intitulée « Culture et lutte armée » (Souffles n° 9), ainsi que le texte de l'intervention commune des mouvements de libération des colonies portugaises au Festival Culturel d'Alger qui portait sur les réalisations culturelles de ces mouvements (Souffles n° 16/17).
A la fois témoignage sur la production poétique des militants mozambicains et essai théorique sur la signification nouvelle de l'acte poétique dans la lutte du peuple mozambicain, cette étude nous permet de saisir sur le vif le processus d'émergence d'une culture nouvelle, expression et fonction de la révolution en marche.souffles littéraires
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afrique un seul et même
combat
rôle de la poésie dans
la révolution
mozambicaine
L'histoire de la poésie mozambicaine est l'histoire de la Révolution Mozambicaine. Elle suit le même processus, découlant des conséquences de l'oppression socio-économique par le colonialisme, parallèlement à la répression de la personnalité et de la culture mozambicaines. De ce fait, elle coule vers un même but, celui de la libération politique et culturelle.
La domination coloniale a été imposée par la destruction des formes traditionnelles de vie et de pensée et par l'introduction d'idées et de valeurs étrangères, étant donné que la marque essentielle de la colonisation d'un peuple est constituée par la démolition systématique de son identité. Un tel processus mené conjointement par l'Etat et l'Eglise n'était pas confiné à la sphère culturelle : l'héritage de l'art et de la culture africains a dépéri non seulement parce qu'il était humilié et bafoué, mais surtout parce qu'il était privé des structures écono-miques qui lui servaient de support dans la société tribale. Cependant, bien que beaucoup d'Africains fussent honteux de leur passé culturel au point de le nier, qu'ils fussent tellement déracinés qu'ils n'osaient plus s'en réclamer ouvertement ce fondement culturel n'a jamais disparu complètement. Il a survécu à la mort des structures économiques tribales et est resté en léthargie, prêt à être utilisé pour des développements ultérieurs. En même temps, la culture étrangère était assimilée et radicalement transformée par les réalités africaines, même si le processus se développait au prix d'âpres conflits au niveau des individus.
I. de la fin du (XIX) siècle à la deuxième guerre mondiale
La situation dans une colonie comme le Mozambique où la répression a toujours été exercée avec une force uniforme, à quelques variations près, sur l'ensemble de la population africaineétait telle que pas même une pseudo-poésie exprimant l'idéologie d'un groupe privilégié ne pouvait se manifester, un tel groupe n'existant pas. Même ceux pouvant en faire partie, assimilados et mulâtres, ne pouvaient exprimer dans leur poésie que ressentiment et rébellion contre la suprématie blanche et la bourgeoisie blanche qui ne les avait jamais acceptés réellement. Ainsi le poète ne disposait pas de la possibilité, accordée par certaines sociétés moins fascistes et totalitaires d'exprimer par des euphémismes et métaphores une sorte d'opposition à l'ordre existant et la nostalgie d'un âge d'or (qui pouvait être pris comme point de départ pour le futur royaume de la liberté). Ceci explique le silence de l'art mozambicain pendant les premières décades du XXème siècle. Cependant, cela ne signifie pas que ce silence était total et qu'il n'était jamais rompu. Il y a eu certainement ici et là des expressions poétiques jamais enregistrées car confinées à l'humble sphère du quotidien : des chansons, contes, poèmes, exprimés oralement par les gens qui les créaient. Tout cela fait partie de l'héritage culturel secrété par le peuple à travers des siècles et qui peut être perdu s'il n'est pas reconnu par les classes dominantes et consacré par leur culture. Il en existe néanmoins une partie qui pourra être sauvée en pénétrant dans l'histoire par la voie de la Révolution.
De même que l'oppression au Mozambique s'est confrontée à des révoltes locales sporadiques, de même le silence de l'art, a commencé à être brisé par des cris isolés de tristesse et de désespoir. Il n'est pas difficile de voir que les premières protestations dans la société et dans la poésie mozambicaine expriment le même désespoir, se manifestent toujours par une explosion brève et spontanée et sont destinées à mourir aussi rapidement qu'elles sont apparues. L'incertitude l'incohérence et l'inconsistance sont présentes partout.
L'exemple le plus significatif peut être trouvé dans 1'œuvre poétique de Rui de Noronha, dont la vie (1909 - 1943) couvre précisément la période considérée. L'aspect le plus évident dans ces poèmes est le conflit vécu par la population africaine confrontée au vieux et au nouveau monde. Son insistance morbide sur le thème de l'ambigüité de Dieu reflète la contradiction entre la religion importée et les croyances traditionnelles, modèle d'un conflit plus général.
Où es-tu oh Dieu puissant
Que je ne peux pas comprendre.
(Suplica)
et les doutes qui accompagnent la nouvelle foi.
Si Dieu est juste et bon, pourquoi
Le mal, l'injustice ?
(Deus)
La poésie de Noronha, incapable de trouver un réel équilibre et très souvent une inspiration, est typique de la situation de l'homme mozambicain, recherchant sans cesse un nouveau monde, recherche sans espoir réel comme celle d'une utopie qu'on ne trouvera jamais :
... dans l'anxiété mortelle qui nous dévore...
espoir brisé, esprit tué
dans cette attente qui nous laisse sans repos
toute notre vie, jusqu'à la dernière
heure que nous enverra le ciel
dans le doute nous nous interrogeons, quand
ce moment divin, ce fol espoir
arrivera ou ne viendra-t-il jamais.
(Duvida)Sa voix emprisonnée dans les formes périmées de la poésie classique tel le sonnet, n'arrive pas à trouver les accents corrects pour exprimer les souffrances du peuple. Ce n'est que lorsqu'il essaye de décrire une situation désespérée que sa poésie devient plus convaincante :
La peine m'étreint en les voyant
sacs sur le dos, si fatigués !..
Parfois il est midi au soleil si chaud
et les fardeaux si lourds, ô Sainte Vierge !
Au seuil des monhés (1), humblement.
dès que le matin s'éveille à rire doucement,
habillés de sacs déchirés tristement
ils vont en guettant la charge si lourde...
Si vieux déjà, grand-pères peut-être,
dix fois, vingt fois, d'un bout à l'autre
en une seule journée ils parcourent la ville !
0 noirs ! Qu'il est pénible de vivre
une vie entière sous le fardeau des autres
et la vieillesse du pain de la charité...
(Carregadores)
Ici la plainte ne se résoud pas encore en dénonciation et protestation, c'est toujours celle d'un homme impuissant et résigné, non conscient de la nature de sa souffrance. Et pourtant, dans ce contexte obscur, la poésie, fidèle à sa nature, suggère un rêve de liberté, de façon cependant aussi vague et timide que dans un songe :
La forêt a fait de toi un sinistre hermitage
Où seul, la nuit venue, le fauve rugit,
Les ans te jettent au visage d'étranges vitupères
Et toi, ô Afrique dormant, au temps étrangère..
Eveille-toi de ce sommeil trop lourd...
Entends la voix du progrès, cet autre Nazarin
Qui te tend la main et dis : Afrique surge et ambula
(Surge et Ambula)
II. de la deuxième guerre mondiale au début de la Révolution
« il faut retrouver les pistes de la spontanéité que les civilisations industrielles ont rendues sauvages. »
Au cours de cette période de l'Histoire du Mozambique des tentatives voient le jour en vue d'organiser le combat à l'échelle nationale aussi bien sur le plan légal que semi-légal. La formation de groupes culturels, religieux et quasi-politiques africains, le développement coopératif et syndical des éclats de violence comme les émeutes de 1948 ; Lourenco Marques, les grèves des dockers en 1956, tout cela indique que la première phase de la révolution mozambicaine est engagée. Une conscience politique nouvelle s'affirme malgré les difficultés, les interdictions, les massacres.
Les espoirs et les frustrations de la nouvelle génération trouvent leurs expressions dans les œuvres d'un groupe de jeunes poètes comme Noémia de Souza, José Craveirinha, Rui Nogar, N'gwenha Valente. Dans leurs vers, la poésie montre clairement qu'il n'y a pas de conciliation possible avec la puissance coloniale et elle montre en même temps l'impact révolutionnaire d'une telle attitude. Le rôle subversif de la poésie est d'abord implicite dans le fait que la poésie remplit sa mission, celle de déclarer, énoncer et décrire la situation où elle se trouve :
Rien qu'un tambour qui fait relater l'amer
[silence de Mafalala un vieux
[tambour saignant le tam tam de mon peuple
rien qu'un tambour perdu dans le noir de la nuit perdue.
0 dieu antique des hommes
laisse-moi être tambour
et non fleuve
et non fleur
ni sagaie pour le moment
et ni même poésie.
(Quero ser tambor, par Craveirinha)
La poésie accepte la tâche de dévoiler la réalité cachée derrière les illusions trompeuses de la « civilisation blanche » :
Le matin bleu et or des tracts de propagande
a avalé le manparra (2)
saoûlé par le brouhaha incompréhensible
des blancs dans la station...
...et où as-tu laissé ton bagages de rêves magaiça (3)
tes valises pleines de faux éclats
de bribes de la civilisation fausse des compound (4) du Rand.
Et, lampe à la main,
Magaiça étourdi,
part à la quête des illusions perdues
d'une jeunesse et santé définitivement enterrées
là dans les mines du Jone (5).
(Magaiça, par Noémia de Souza)La description devient en conséquence dénonciation capable d'éveiller chez le peuple la conscience de l'oppression subie. La dénonciation devient tranchée et aïgue, même si elle se manifeste toujours par des formulée poétiques : des images expriment la sensation des désastreuses conditions sociales du peuple mozambicain (voir poèmes comme Mamano, Mamana Saquina, Msaho de Aniversario, de Craveirinha). L'accusation contre l'exploitation n'est plus vague comme dans Carregadores, elle devient précise et violente dans Grito Negro :
Je suis charbon
et tu m'arraches brutalement au sol
et tu fais de moi ta mine, patron.
Je suis charbon
et tu m'allumes patron
pour que je sois éternellement ta force motrice, patron.
Mais je te dis éternellement non, patron.
Je suis charbon
et je dois flamber, oui certes.
Et tout brûler dans la force de ma combustion.
Je suis charbon
je dois flamber dans l'exploitation
flamber vivant comme le goudron, mon frère.
jusqu'à ce que je ne sois plus ta mine, patron.
Je suis charbon,
je dois flamber, tout brûler dans le feu de ma [combustion.
Oui
Je serai ton charbon, patron !
(Grito Negro, de Craveirinha)
La détermination et la révolte ont pris la place de la résignation :
... mais dépose donc dans les mains de l'Afrique le pain que tu rejettes
et de la faim du Mozambique je te donnerai les restes
et tu verras comme du peu de mes banquets de restes
je te nourrirai
car pour moi
le pain que tu donnes Europe, n'est que ce que tu rejettes
(Imprecaçao, de Craveirinha)
La poésie est désormais capable d'exprimer des thèmes qui deviendront essentiels pour la Révolution. La poésie aspire à la liberté qui est pour elle ce que l'air est à l'oiseau. Elle est ainsi en mesure d'anticiper ce que la Révolution pourra approfondir : tel un prophète, la poésie voit dans la misère actuelle le ferment des richesses futures. La poésie redécouvre les gloires de l'histoire africaine, réinvente l'orgueil d'être africain et chante la force puisée dans la reconnaissance d'une personnalité mozambicaine.
La joie d'être capable d'exprimer à nouveau cet héritage — la richesse de la tradition africaine — « la gloire unique et profonde de te chanter, avec une émotion vraie et radicale », découle d'une nouvelle acceptation de cette tradition. Une lutte âpre a dû être engagée contre les résidus de la culture coloniale, lutte dont les traces sont encore visibles :
ô mon Afrique mystérieuse, naturelle
ma vierge violentée
ma mère !
comme fut long mon exii
étrangère égoïste et distante
dans ces rues de la ville pleines d'étrangers
ma mère pardonne-moi
je ne pouvais vivre ainsi
éternellement ainsi
ignorant la caresse fraternellement tiède
de ton clair de lune
mon commencement et ma fin
comme n'existaient que cinémas et cafés
l'anxiété de tes horizons étranges
à dévoiler
comme si dans tes landes humides de rosée
ne chantaient en sourdine leur liberté les
oiseaux si beaux dont les noms sont autant de mystères encore cachés
Je ne veux
Je ne peux renier
le sang noir, le sang barbare
que tu m'as légué.
(Sangue
Negro, de Noémie de Souza)
Mais l'identité est finalement atteinte et proclamée :
Et s'élève notre voix consciente et barbare
sur les égoïsmes blancs de l'homme
sur l'indifférence meurtrière
notre voix perce le conformisme de la ville
et la révolutionnant
la balaye comme un cyclone de connaissances.
(Nossa voz, de Craveirinha)
Si tu veux me connaître
scrute de tes yeux attentifs
ce morceau d'ébène
qu'un frère makonde inconnu
aux mains inspirées
a taillé et travaillé
dans les terres lointaines, là au nord.
ah ! c'est bien moi
des orbites vides de la possession désespérée de la vie
bouches déchirées en blessures d'angoisse
ces mains énormes et aplaties
dressées implorantes et menaçantes
corps tatoués de blessures visibles, de blessures invisibles
par les coups de fouet de l'esclavage
torturée et magnifique
hautaine et mystique
Afrique des pieds à la tête
ah ! c'est bien moi
Si tu veux me comprendre
viens te pencher sur mon âme d'Afrique
dans le gémissement des nègres sur les quais
dans le batouque frénétique des muchopes
dans la révolte des machanganas
dans l'étrange mélancolie s'envolant
d'une chanson native dans la nuit
et ne me demande rien d'autre
si tu veux me connaître
car je ne suis qu'un cauris de chair
où la révolte de l'Afrique a fixé
son cri chargé d'espoir.
(Se me quiseres conhecer, de Noémia de Souza)
A l'aliénation du passé, la poésie oppose l'affirmation triomphante de la véritable identité du peuple africain. Aux valeurs « blanches » elle oppose les valeurs « noires » :
ô
mes beaux cheveux courts et crépus
mes beaux yeux noirs
grandes lunes de merveilles dans la plus belle
des plus inoubliables nuits du Zambèze
et mes mains noires merveilleuses racines cosmiques
nostalgiques des rites d'initiation
et ma bouche aux grosses lèvres
chargées de la belle, de l'impie virilité de l'homme noir
ô mes dents de blancs ivoires
purs et brillants dans mon visage noir et fier
et mon corps flexible comme l'éclair fatal
de l'arc du chasseur
(Poema Manifesto, de Craveirinha)
Cette identité réaffirmée comporte une nouvelle valeur inconnue dans le passé : la conscience d'être non seulement un Africain mais aussi un Mozambicain. Encore une fois, la poésie est capable d'entrevoir le futur, de concevoir une nation qui n'existe pas encore au sens matériel, mais qui s'affirme déjà dans l'esprit des nationalistes. La nation n'est pas encore là, mais les hommes qui vont l'édifier sont déjà nés : « Citoyen, d'une nation qui n'existe pas encore ».
(Poema do futuro cidadâo, de Craveirinha)
La nouvelle nation est réelle, « Cette nation, la plus belle et la plus fertile du monde peut être définie : les noms de ses héros, de ses lieux peuvent être proclamés et répétés pour en souligner la réalité :
...et je dis Melengobalame et Macomia
c'est Metengobalame le mot brûlant que les noirs ont inventé
et je crie Inhamussua, Mutamba, Massangulo
et d'autres noms de mon pays
s'écoulent doux et fiers dans la mémoire filiale
et dans leur prononciation exacte, je découvre leur beauté.
(Hino à Minha Terra, de Craveirinha)LA SUITE
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(1) Terme péjoratif appliqué aux commerçants asiatiques.
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(2) manparra — expression locale du Sud pour désigner quelqu'un qui est stupide.
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(3) magaiça — mozambicain qui part travailler aux mines en Afrique du Sud.
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(4) compound — habitation misérable des travailleurs africains.
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(5) Jone. Abréviation pour Johannesburg
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