pp. 83-86
Ces poètes ont le mérite indéniable d'avoir dépassé la frustra-tion et fait émerger les nouvelles valeurs du nouveau Mozambique. Cependant on peut remarquer dans leurs œuvres un noyau nostal-gique qui se manifeste soit par certaines indulgences formelles, soit dans le culte de certains mythes (« la petite fille blanche » de Craveirinha), soit encore dans la tendance à chercher refuge dans l'oasis de l'amour. La raison en est que la poésie toute seule, sans une contrepartie sociale, est incapable de couper tous les liens avec le vieux monde. Ces poètes n'ont pas participé à la phase active de la Révolution. Aucun d'eux ne s'est donné entièrement à la lutte de libération. Pour cette raison, ils sont antérieurs à la Révolution, même s'ils en sont contemporains.
L'incapacité historique ou personnelle de réaliser les espoirs annoncés par la poésie enferme celle-ci dans une sphère abstraite, distante de la lutte avec laquelle elle était vouée à s'identifier. Dans ce contexte, la poésie demeure encore le moment exceptionnel réservé à quelques rares privilégiés qui, insensiblement, tombent dans une routine qui ne connaît de la liberté que le nom. La poésie, née dans l'espoir de la Révolution, ne peut donc se réaliser pleinement, ne saurait progresser en dehors d'un engagement actif dans la Révolution.
du commencement de la lutte à nos jours
La poésie ne saurait trouver pour elle-même ce qui lui manquait en validité humaine et poétique. Seule la Révolution est en mesure et de lui fournir les éléments essentiels sans lesquels la poésie demeure impartielle et incomplète, et de transformer des potentialités en réalité politique. Seule la Révolution peut matéria-liser les espoirs les plus osés de la poésie et aller même au-delà de tous ses rêves. Ainsi dans le cas du Mozambique, la réalité a déjà dépassé tout ce que la poésie a pu rêver. Plusieurs exemples sont là pour en témoigner. Un périodique à diffusion interne — 25 DE SETEMBRO — édité par les militants du FRELIMO, a publié quelques-uns des poèmes que nous avons delà cités, comme EU SOU CARVAO, APELO, MAGAIÇA... Si nous prenons comme exemple le premier poème, nous voyons que la valeur qu'il assume, dans le nouveau contexte, a complètement changé à l'égard du rôle qu'il a pu jouer dans le passé : c'est seulement à partir du moment où les combattants ont repris son contenu et se sont identifiés avec lui que sa signification est devenue totale. Les mots sont devenus vrais dans le sens littéral : l'africain est devenu le feu qui brûle son ancien maître. Il n'y a plus dissemblance métaphorique entre le feu de la poésie et le feu des grenades et mortiers. C'est ce que nous voulons dire en affirmant que seule la Révolution peut actualiser les espoirs de la poésie. La connaissance des poèmes du passé, des exercices académiques dans les Universités, devient ici exercice de la vie, un apport réel à la vie.
L'importance du témoin existentiel, la cohérence entre le poète et sa poésie est indéniable. Si l'astronomie de Galilée pouvait se passer du sacrifice de sa vie, comme témoignage de sa validité scientifique, la philosophie de Giordano Bruno aurait perdu toute sa valeur, sans l'épreuve de sa mort. La même chose se passe avec la poésie. Nous ne pouvons plus accepter un poème, sans le juger en fonction de la vie de son auteur. Un poème de révolte écrit par quelqu'un qui refuse de participer à la lutte actuelle, qui demeure un poète, un écrivain ou un intellectuel, au lieu d'être avant tout un militant, ne présente plus aucun intérêt pour nous. Parce que nous parlons d'un art fonctionnel, d'un art fonctionnel pour la vie, nous refusons un concept purement esthétique comme critère de jugement. Ainsi on ne peut plus séparer la vie de l'homme de son travail, ses mots de ses actes, car le sens liant l'un à l'autre ne peut être saisi que dans une réciproque connexion. Il n'y a plus de place pour la distorsion, certes due à des raisons historiques, de l'art pour l'art : désormais il n'y a de place que pour l'art pour la vie et en même temps il n'y a pas de vie sans art, comme nous le verrons par la suite.
Les premières étapes de la révolution sont pleines d'attaches avec le vieux monde, car non seulement il est impossible de tout éliminer d'un seul coup, mais surtout, parce qu'il faut récupérer tout ce qu'on peut utiliser dès qu'il peut être transformé et vu à la nouvelle lumière. Un nouveau langage n'a pas encore été inventé, mais l'ancien — et par lui les vieux concepts qu'il exprime — peut être chargé d'un nouveau sens, rajeuni par des détournements continus.
Le poème qui suit, par exemple, fait une utilisation nouvelle du langage liturgique; le rythme est le même, mais la valeur est renouvelée, l'émotion originale qui a inspiré jadis les litanies religieuses, est restaurée :
ô Mozambique terre bien-aimée
ô Mozambique terre chérie
ô Mozambique terre convoitée
ô Mozambique terre meurtrie
jardin du monde
cœur de l'Afriquepar la convoitise des hommes
pour tes enfants
tu es devenue brasier
Mozambique
terre aimée
par ceux issus de ton sein
pour ceux qui vécurent, ceux qui vivent
et vivront
terre chérie
pour les plus avares de ce monde
terre convoitée
pour les plus pirates et les plus arrogants de ce monde
terre violée
(Poema, par Gustave 0 Milton)
Ce qui avait perdu son sens, devenant des mots vides répétés par des vieilles femmes dans les églises noires, revient soudain à la vie dans une nouvelle clarté.
Il est parfois difficile à l'imagination refoulée de recommencer à nouveau, de trouver le ton juste à partir de la dispersion spirituelle déterminée par des siècles de répression. La voie peut alors être montrée par un camarade plus expérimenté, dont l'exemple peut conduire à une nouvelle éclosion de créativité.
Nous le voyons dans ce poème de Bébé, qui puise son inspi-ration dans un poème de Marceline dos Santos. Les deux poèmes débutent sur la même note, mais le deuxième affirmera vite sa propre individualité :
Non Non
ne me cherchez pas où je ne suis point ne me cherchez point
je vis penché sur la terre car je ne suis pas égaré
suivant le chemin inscrit par le fouet je vis ferme et décidé
dans mon dos dénudé. suivant le chemin inscrit
Je vis dans les ports par la liberté
ranimant les chaudières entre les griffes des fauves oppresseurs
faisant marcher les machines je vis
sur le chemin des hommes dans mon peuple
je vis jouant des pièces de bazoukas
dans le corps de ma mère au long de la route menant à la paix
vendant ma chair sur le marché je vis
dans le sein de la terre mère
égaré dans les rues utilisant toutes mes forces
d'une civilisation confondu dans les masses
qui m'écrase qui m'abritent sans réserve
avec haine avec haine à l'ennemi.
sans pitié Et si ce sont mes coups de feu [qu'on entend
et si c'est ma voix qu'on entend et si c'est moi qui lutte encore
et si c'est moi qui chante encore c'est parce que je ne reculerai
je vis jamais, jamais, jamais
c'est parce que je ne veux pas mourir sans que mon peuple ne vint
mais seule la lune Ici au Mozambique
écoute ma douleur oui
Ici en Amérique je le suis aussi
oui je le suis oui
je suis aussi je le suis
dans la voix de Robeson et Hughes bien vivant
de Césaire et de Guillen dans la voix des héros du peuple
Godido et BIack Boy ressuscités Gungunhana et maguiguanapuisque je suis ici guerriers d'Afrique ressuscités
portant en moi conscience et fermeté oui je suis ici
des hommes alerte et ferme
qui composèrent le poème jour et nuit
de la vie contre la mort jusqu'à la victoire
du crépuscule et de Vaille. je suis ici
(Marceline Dos Santos, 1953) (Bebé, 1967)
Le vieux monde qui applique le concept bourgeois de propriété même à l'art, aurait parlé de plagiat, vol littéraire et ainsi de suite. Pour nous ces mots n'ont pas de sens. Le poème de Bébé est certainement un des meilleurs exemples de « détournement » dans la tradition de Lautréamont et montre bien comment un militant peut transformer un poème de lamentations en poème d'espoir.
La nouvelle poésie mozambicaine est absolument nouvelle dans ce sens qu'elle est liée, connectée, inséparable de la vie. Ce fait qui aurait été normal dans les sociétés pré-capitalistes et redeviendra normal dans l'avenir, assume en ce moment un poids particulier face à la culture occidentale qui, depuis un siècle, domine ou essave de dominer le monde entier. Cette culture a perdu le sens de la liaison entre la vie et l'art, sauf dans des moments révolutionnaires uniques, grèves, etc... Nous n'allons pas discuter ici de la coupure introduite lentement mais sûrement entre l'art ou même d'une façon générale entre la culture et la vie : pourtant, il nous faut esquisser la situation pour illustrer notre point de vue. La cassure n'est pas évidente seulement au niveau des abîmes qui séparent la soit-disant production artistique de la production en masse dans tous les domaines : les films, les livres, la musique, les arts figuratifs : ce que le peuple lit, entend, voit et « consomme » généralement, est fort loin de ce qu'on suppose être d'un haut niveau artistique. Ceci ressort aussi à d'autres plans. Même pour ceux qui produisent des œuvres d'art reconnues et pour ceux qui en jouissent ou le disent, ces œuvres n'ont qu'un impact très. limité sur leur vie réelle. Pour les premiers l'œuvre d'art est devenu un travail, dans le sens que le mot a acquis dans la société capitaliste : activité qui rapporte ; il est artiste comme un autre est ouvrier métalo et un tiers fonctionnaire, il s'est spécialisé en artiste et rien d'autre. Certes, l'artiste et son monde n'acceptent pas cette égalisation, l'artiste est considéré différent de tous les autres, vivant en dehors complètement coupé de la réalite. Pour le public la consommation d'art est reléguée a un moment donné, sans rapport spécifique avec le restant du jour. Ce ne sont là que des facettes d'un même phénomène : la spécialisation de l'art.
Nous avons dû parler de ces problèmes pour saisir totalement la valeur révolutionnaire de 1a poésie mozambicaine. Cette poésie est née de l'action et des nécessités du présent. Il y a une seule production artistique, accessible à tous. Dès qu'il n'y a pas de différenciation entre l'artiste et le peuple, tout le monde peut être artiste tout en accomplissant ses tâches spécifiques — l'art et la vie sont connectées dans tous les sens. Ceci devient encore plus clair si nous considérons outre la poésie toutes les autres productions artistiques du nouveau Mozambique. La majeure partie de cette production ne s'est pas encore cristallisée dans ses formes finales : les chansons, les danses, les pièces sont souvent spontanées, ne sont
pas enregistrées ou écrites, les peintures et sculptures sont produites pour la signification qu'elles assument pour le producteur et non pour être exposées ou vendues. Quand, par exemple, les problèmes quotidiens d'une zone libérée s'expriment dans une pièce spontanée, elle a la mission de communiquer et clarifier le problème pour tout le monde. De même la poésie exprime les thèmes de la vie présente, elle part d'eux et revient à eux en apportant une nouvelle compréhension de la situation, une nouvelle adhésion à elle ou une nouvelle décision pour la changer.
D'une façon plus concrète nous pouvons dire que cela est vrai, sur au moins trois plans :
— aussi loin que la poésie est une communication du présent,
— aussi loin que la poésie est une projection vers l'avenir,
— aussi loin que la poésie est l'une des sphères où des nouveaux liens s'établissent entre l'individu et la communauté.
I. Tout d'abord l'art révolutionnaire découvre les racines du présent et fournit un lien vivant avec le passé ; elle peut libérer du passé, comme nous l'avons dit, ce qui est bon de la tradition tribale et que le colonisateur essaya de détruire. A nouveau, cela arrive aussi bien pour la poésie que pour toute autre forme d'art. Ainsi, des danses d'une tribu sont désormais diffusées parmi les gens de beaucoup d'autres tribus, ainsi la sculpture maconde a été sauvée et stimulée par la révolution volution. L'art traditionnel stimule le nouvel art et les deux se mêlent parfaitement. La poésie offre maints exemples de ce fusionnement ; le poème suivant en est un des meilleurs et atteint un très haut niveau :
ô mère Afrique des hymnes guerriers
chantant et dansant au son des chikwembo.
ô mère Afrique des lunes belles et infinies,
dans les forêts exotiques du lointain Congo,
ô mère Afrique des noirs d'ébène
courant et dansant au son du chigubo,
ô mère Afrique des fleuves cascadant
les rochers magnifiques de Victoria,
ô mère Afrique du tinholo magique
des osselets blancs parlant xindau,
ô mère Afrique des mers bleues, des mers vertes,
rugissant au son des tambours,
ô mère Afrique ventre glorieux de guerriers
lance de l'amant noir et fort
pour vaincre les démons blancs.
(Mae Africa, par Moguimo)
II est intéressant de voir comment le language s'est modifié par l'introduction de mots africains se référant à des valeurs africaines.
Alors la noésie devient un moven de communication dans le sens le plus simple, moyen de communication qui peut être mieux compris que tout autre forme de communication :
et puis j'inventerai des mots simples
que même les enfants comprendront
qui entreront comme le vent dans toutes les maisons
et qui tomberont comme des braises
dans l'âme de notre peuple.
(Poema, par J. Rebelo)
Parce qu'elle peut être facilement comprise et rappelée à la mémoire, elle était utilisée, dans le passé, par les diseurs d'histoires qui ainsi transmettaient toutes sortes de messages. Il y a beaucoup d'exemples de l'utilisation didactique de la poésie au Mozambique :
Neuf provinces constituent le Mozambique,
des districts disent les ennemis
et une province est le Mozambique,
disent les portugais au monde.
Au sud du pays, Lourenco Marques,
la grande baie du Espirilo Santo
et la ville de Lourenço Marques,
capitale du Mozambique.
Gaza est laseconde province,
sa capitale : Vila de Joao Belo,
elle est traversée par le Limpopo
un des grands fleuves.
Au pied de la mer, Inhambane
Manica et Sofala au centre
Tete traversé par le Zambèze
Zambézia 1res montagneuse
Moçambique avec le mont Namputina
Vila Cabral capitale de Niassa
Cabo Delgado, province nord,
Porto Amélia est sa capitale.
Province frontalière du nord
couverte de denses broussailles
(Iru Kantumbyanga)
Mais la poésie peut être une communication du présent dans un sens plus sophistiqué : elle peut exprimer la prise de conscience, l'interprétation, la signification même. En ce sens nous trouverons que chaque étape importante de la lutte du Mozambique a été comprise et exprimée par la poésie mozambicaine.
Ainsi, la lutte pour l'indépendance nationale, contre la domination coloniale :
ô fils de mes entrailles,
la liberté t'appartient,
grand est ton devoir sur ces montagnes.
Ne te rends jamais, ne te fatigue pas,
lutter jusqu'à la victoire.
voilà la tâche glorieuse
qui te fut attribuée, qui te fut confiée
par ceux qui mirent en toi l'espoir.
Sois patriote, ne fais qu'un avec le FRELIMO.
sur la bonne voie tu marcheras.
du début à la fin sans faiblir.
n'hésite pas, ne t'impatiente pas.,
ta tâche est glorieuse.
(Mario Sive)
la terre mozambicaine
et ses enfants mozambicains
ont décidé de chasser les envahisseurs
les portugais colonialistes et impérialistes.
En avant, jusqu'au bout.
l'Indépendance.
(0 Prarer de Mâe, par E. Massiye)