souffles
numéro spécial 15, 3e trimestre 1969POSITIONS : appel aux écrivains maghrébins
pp. 99-102
Les écrivains maghrébins, regroupés autour de la revue SOUFFLES, signataires du présent appel,sont avant tout convaincus que LA REVOLUTION PALESTINIENNE TRIOMPHERA.
- conscients de la grave menace que fait peser de plus en plus la colonisation sioniste sur le peuple palestinien, menace qui se manifeste par l'entreprise terroriste d'annihilation nationale et culturelle de ce peuple, ainsi que par la tentative désespérée de sa dépersonnalisation et de son déracinement
- conscients du rôle d'avant-garde que la révolution palestinienne (partie intégrante du mouvement révolutionnaire mondial) joue dans le projet de libération des peuples arabes et de leur lutte anti-impérialiste
- conscients de l'impact que cette révolution exerce aujourd'hui sur les masses arabes du Machreq et du Maghreb et de sa fonction accélératrice de l'histoire quant à la clarification idéologique et politique des perspectives de lutte dans le monde arabe
- conscients du rôle moteur que cette révolution exerce dans le sens de l'affirmation des fondements de l'édification de la nation arabe
- conscients du caractère indissociable de la lutte du peuple arabe palestinien et de la lutte des peuples maghrébins
- conscients des bouleversements que cette révolution a déjà provoqués et provoquera encore quant au statut de la culture arabe actuelle et quant à la fonction et aux responsabilités des créateurs arabes
- informés des conditions dramatiques dans lesquelles vivent les écrivains arabes en Palestine et des multiples formes de répression dont ils sont victimes
Affirment
Constatent
- que l'apport de cette révolution quant à nous écrivains maghrébins est décisif. Cette révolution
- impose aujourd'hui une radicalisation de nos options et de nos engagements. En effet, nous considérons que désormais, chaque écrit, chaque acte, comme tout silence, toute indifférence d'un écrivain maghrébin qui tendent à renforcer la réaction dans nos pays, à jouer son jeu, est dirigé contre l'entreprise de libération de nos peuples et les insère irrémédiablement à nos yeux dans le cadre de l'appareil répressif lui-même. La seule voie étant et sans ambiguïtés la participation au combat national au côté des forces réellement progressistes et des masses exploitées
- incite à opérer une nouvelle remise en question de notre travail de création et de nos méthodes d'action et de communication et à nous lancer dans de nouvelles recherches pour que nos écrits jouent leur véritable rôle de dynamisation culturelle et de mobilisation sociale
- fait sentir l'urgence d'affermir la lutte contre le néo-colonialisme (sous toutes ses formes et notamment culturelle) qui déploie, bien que sous des formes subtiles, les mêmes moyens que la colonisation impérialo-sioniste en Palestine, en vue de la déculturation de nos peuples
- rend plus évidente la nécessité que nous avions toujours proclamée de la remise en question des contenus et formes sclérosés de notre culture traditionnelle ainsi que des démarches mystificatrices de la culture occidentale bourgeoise qui ont jusqu'à maintenant constitué au Maghreb les éléments majeurs de blocages intellectuels et psychiques
- nous fait sentir mieux armés pour jeter, par delà, les bases d'une littérature nouvelle qui puisse contribuer à l'émergence et à l'édification de nos cultures nationales et à la libération des potentialités créatrices de nos peuples
- nécessite, spécialement de la part des écrivains maghrébins de langue française (si cela n'a pas encore été fait), une réorientation géo-culturelle radicale dans le sens du développement du dialogue et de la confrontation avec les créateurs du Machreq arabe afin de parvenir à imprimer dans les faits que notre littérature, quelle que soit sa langue d'expression, et dans cette phase précise de décolonisation, fait partie intégrante de la littérature arabe, avec laquelle son destin est de toute manière lié.
Nous tenons à réaffirmer à ce sujet que la solution de l'exil ne saurait aboutir, dans la plupart des cas, qu'au déphasage de l'écrivain maghrébin, à sa manipulation par les différents trusts de l'édition à l'étranger et à son assimilation aux goûts et hantises d'une intelligentsia occidentale toujours férue d'exotisme et pouvant à peine masquer son paternalisme et dirigisme d'antan
- que la littérature maghrébine dans son ensemble, n'a cessé de piétiner depuis les indépendances nationales. La situation actuelle se caractérise:
- par la floraison de courants littéraires bâtards qui se confinent dans un mimétisme complaisant de modes littéraires importées, sans attaches réelles avec les réalités culturelles profondes de nos pays
- par un épidermisme et conformisme littéraires significatifs, la littérature étant encore conçue par la plupart comme une activité récréatrice ou transcendante ou comme un privilège d'illuminés
- par une impuissance presque générale qui provient d'une peur viscérale de l'aventure créatrice en ce qu'elle comporte de capacité de, négation et de transformation
- par un «drainage de cerveaux» qui s'explique par la fascination qu'exercent encore sur beaucoup d'écrivains les anciennes métropoles colonisatrices, fascination mûe par divers complexes ou simplement par goût de la facilité ou du scandale
Nous affirmons que c'est à l'intérieur de nos pays, du dedans, et quelles que soient les conditions, que l'écrivain doit agir, étant entendu qu'un travail de création qui ne se nourrit pas d'une praxis quotidienne ne peut déboucher que sur sa marginalisation et sur les vocations mystifiées de «génies solitaires» et d'«écrivains errants».
Constatant également
que les attaches idéologiques et culturelles de la production littéraire maghrébine avec les réalités du monde arabe et les exigences de la révolution palestinienne sont encore perçues d'une manière affective et romantique: la littérature concernant la Palestine s'empêtre dans les pires ambiguïtés depuis les nostalgies d'une nouvelle Andalousie perdue aux jérémiades défaitistes et oraisons funèbres.
A ce propos, nous considérons que ce ne sont pas les quelques poèmes et nouvelles écrits par des maghrébins qui pourront changer en quoi que ce soit les données du problème palestinien ou la balance des forces en présence. De toute manière, les écrivains palestiniens sont mieux placés que quiconque pour exprimer les réalités et les aspirations de leur peuple. A l'instar des guérilleros, ils assument déjà avec talent et profondeur cette épopée de l'affirmation nationale.
Mais si nous rejetons la littérature de circonstance qui est devenu un genre littéraire et qui se manifeste par ses propres formes de rhétorique, nous estimons que notre littérature nouvelle aura à intégrer la révolution palestinienne dans toute son ampleur, comme exemple, sismographe, voie de la révolution arabe à laquelle l'écrivain maghrébin devra oeuvrer.
De plus, la meilleure contribution de notre part au renforcement de la lutte de libération en Palestine est la participation ici, dans nos pays, à l'accélération de la prise de conscience des masses populaires des perspectives de lutte, principalement anti-impérialiste.
Les signataires du présent texte APPELLENT les écrivains maghrébins:
1) à lutter dans nos pays sur tous les fronts pour que soit garantie une liberté totale d'expression et pour la mise en place des conditions de cette liberté d'expression et de son exercice (édition et distribution authentiquement nationales, diffusion inter-maghrébine, arabe, africaine, Tiers-Monde, etc...)
2) à dénoncer, à tous les niveaux, l'emprise néo-coloniale sur les moyens d'expression et de communication culturelles au Maghreb
3) à participer activement à la clarification du problème palestinien et au développement du soutien à la lutte de libération palestienne
4) à développer auprès de leur opinion nationale et de l'opinion internationale l'information au sujet de l'entreprise barbare d'annihilation culturelle du peuple palestinien par la colonisation sioniste
5) à dénoncer les nouveaux courants de racisme anti-arabe, sous quelque forme qu'ils se manifestent, et de mener une bataille sur le plan idéologique et culturel pour démystifier les préjugés plaqués sur les réalités arabes et l'homme arabe
6) à maintenir une extrême vigilance concernant la terminologie utilisée dans l'analyse du problème palestinien et à dénoncer toute utilisation de la lutte du peuple palestinien en vue de masquer les problèmes nationaux ainsi que leurs véritables liens avec cette lutte, à savoir: la libération de nos masses exploitées et le combat anti-impérialiste
7) à diffuser par tous les moyens, tant à l'intérieur qu'à l'étranger, la pensée palestinienne et la culture révolutionnaire jaillie de la lutte de libération.
PALESTINE VAINCRA
Rabat. Octobre 1969
Tahar Benjelloun Ahmed Madini Bensalem Himmich Abdelaziz Mansouri Abdelkabir Khatibi Ahmed Mejjati Abdellatif Laâbi E.M. Nissaboury Azeddine Madani
Cet appel est ouvert. Nous espérons recevoir d'autres signatures.