souffles
numéro spécial 15, 3e trimestre 1969driss chraïbi : Mise au point
(à propos d'un article paru dans le journal «le monde»)
p. 103
J'apprends avec stupéfaction que le journal «Le Monde» a publié un article sur le conflit judéo-arabe dans lequel on cite un passage de mon article paru en 1964 dans le mensuel de Mme Edgar Faure, «La Nef». Pour avoir été journaliste moi-même, voici ce que j'affirme: je suis capable de faire dire à un texte n'importe quoi; je suis prêt à prendre le Nouveau Testament et à le transformer en roman policier. Je ne me souviens pas, mot à mot, de l'article de «La Nef». Par contre, n'étant ni un fou de la plume ni un paranoïaque de la politique, je me rappelle parfaitement les idées et les faits que j'y ai exprimés. Dans cette revue, j'ai parlé du massacre de Dar-Yassine. Aucun Israélien, aucun «humaniste» occidental ne se souvient de ce massacre, comme de bien entendu. J'ai dit, clairement, que j'étais allé faire un séjour à Israël, sous un nom d'emprunt, un nom juif. Afin de me rendre compte, moi-même, de visu. Pendant trois semaines, j'ai constaté. Ceci: la haine de l'Arabe et surtout du Musulman. Je l'ai écrit dans «La Nef». De ce témoignage, l'honorable journaliste du «Monde» n'a soufflé mot. Pourquoi riez-vous, vous qui me lisez? Ceci étant, l'une des grandes passions qui ont toujours guidé ma vie - et j'ose dire: mon oeuvre - c'est la recherche de la vérité, de la vérité nue. Si je suis un écrivain, je suis d'abord un être humain. Comprendre autrui, c'est déjà un but dans la vie. Mais ressentir ce qu'il ressent, voilà ma manie. Et ma responsabilité d'homme et d'écrivain. J'ai toujours prêté une passion soutenue, une attention de tous les instants, aux souffrances des autres. C'est dans ce sens que j'ai relaté ce que ma propre mère m'avait raconté en 1964. Elle m'avait raconté avoir vu, de ses yeux, à Casablanca (et non à Mazagan), au Derb Spagnol, de sa fenêtre, un Juif attrapé à plusieurs mains et brûlé vif. Ce n'est pas l'incident lui-même qui m'avait fait frémir. Je n'étais pas sur place, au Maroc, au Derb Spagnol, pour témoigner de la véracité de cet événement, si cet événement s'est réellement produit. Non. Ce qui me fait frémir encore, c'est la manière dont elle me l'a raconté. En riant. Je me suis longtemps interrogé sur le sens de ce rire. Psychologie infantile? Réaction de peur et d'angoisse? Comprenez bien: c'est ce rire sur lequel j'ai centré mon attention. Je ne le comprends pas encore. Et cela, je l'ai écrit dans «La Nef». Transformé manu judei par le journal «Le Monde», cela est devenu un témoignage contre les Arabes. Encore une fois, pourquoi riez-vous? Je demande à ce vénérable journal de mériter son nom, sa vénérabilité. Mais je suis bien tranquille: les sionistes ont un extraordinaire sens de la propagande, même ici, au Canada. Et je m'efforce, et dans mes cours, et dans mes conférences, de ramer désespérément à contre-courant afin de rétablir la vérité.
Université Laval, Québec 10, Canada
9 octobre 1969