notes sur lénine et l'art


par a. sanchez vazquez

pp. 82-84


               Adolfo Sanchez - Vazquez est actuellement chef du département de philosophie à l'Université de Mexico. Il peut être considéré aujourd'hui comme un des plus grands philosophes marxistes vivants. Parmi ses œuvres principales, un ouvrage sur l'esthétique chez K. Marx et son ouvrage fondamental « Philosophie de la praxis ». Cette œuvre n'est encore traduite ni en français ni en arabe.

               Ces notes sur Lénine et l'art, ont été publiées par la revue cubaine Casa de Las Américas dans un récent numéro consacré à Lénine. Nous espérons, dans nos prochains numéros, faire connaître davantage l'œuvre de A. Sauchez-Vazquez dont on s'étonne qu'elle soit si peu traduite et connue.

     7 Lorsque Lénine aborde les problèmes de l'art et de la littérature, son attitude est celle d'un homme politique révolutionnaire devant une forme spécifique de praxis qui, d'une manière ou d'une autre, a trait à la praxis politique. Il ne s'agit pas pour lui d'élaborer une théorie de l'art ou de la littérature, ni même d'en jeter les bases ; mais il s'agit de faire face, en homme politique à des phénomènes auxquels il ne peut rester indifférent — ceci pour la simple raison que ni1'art ni la littérature ne peuvent rester indifférents à la politique. Le jugement que porte Lénine sur les phénomènes littéraires est avant tout fonction d'une nécessité politique pratique : le rôle social et idéologique de la littérature, l'aide qu'elle peut apporter au prolétariat pour une prise de conscience de sa véritable situation et, partant, la connaissance du réel.

      9 Ce qui intéresse Lénine, homme politique et révolutionnaire, c'est que l'art soit un moyen de faire prendre conscience de la nécessité de transformer la réalité. Cette prise de concience requiert à son tour une représentation exacte de la réalité. C'est pourquoi Lénine critique chez les populistes l'idéalisation de la réalité. Lénine réaliste en politique, l'est aussi en littérature. Dans la mesure où elle se rattache au réel de façon bien réaliste, la littérature russe classique est un legs que Lénine a toujours présent à l'esprit et auquel, à son avis, il ne faut pas renoncer. Son penchant pour le réalisme répond à la nécessité de transformer la réalité de façon révolutionnaire ; ceci est imposé, en définitive, par les exigences de la lutte politique. Mais cette appréciation du réel se fait à partir d'une idéologie et d'un champ bien spécifique : celui de la création artistique.

     10 Pour Lénine, la conception réaliste de l'art n'est pas une simple transposition de la conception de la connaissance (théorie du reflet) sur le plan esthétique. On ne peut, en s'appuyant sur Lénine, déduire le réalisme artistique de principes gnoséologiques (*), car dans son ouvrage « Matérialisme et Empiriocriticisme », où il expose sa conception de la connaissance, Lénine n'aborde jamais le problème du reflet de la réalité dans le domaine de l'art S'il est vrai qu'à partir de ses nrém'sses on peut étabiir, en ce qui concerne l'art, la priorité de la réalité pour la prise ds conscience, le non-arbitraire de la fantaisie de l'artiste, le conditionnement de l'art par la vie elle-même, son impossibilité à échapper jamais à une certaine relation avec la réalité, ainsi qu'une concordance déterminée entre la représentation de la réalité et la réalité elle-même lorsque l'art aspire à jouer un rôle cognitif — c'est-à-dire à donner une certaine connaissance de la réalité — nous ne pouvons cependant déduire que l'art puisse offrir simplement une façon d'approcher la réalité. En résumé, on ne peut déduire de la théorie léniniste de la connaissance que le genre de relation que la science maintient avec le réel soit le seul valable pour l'art (art = reflet ds la réalité) et que, par conséquent, la théorie léniniste du reflet soit le fondement théorique de l'esthétique marxiste.

     11 Déduire, au nom de Lénine, le réalisme artistique et littéraire de sa théorie de la connaissance, implique l'oubli du lien étroit entre sa conception du réalisme et la praxis, et, en particulier, la praxis politique, dans les conditions historiques bien concrètes qui le firent pencher en faveur de la littérature réaliste.

     Lénine ne s'est pas proposé de jeter les bases d'une théorie marxiste de l'esthétique ; on ne peut trouver dans ses œuvres un fondement philosophique explicite à ce sujet. On ne peut non pius la déduire implicitement en en voyant les fondements dans sa conception gnoséologique. Ces fondements, il nous semble, avaient déjà été exposés par Marx.

     13 Puisque Lénine aborde l'art et la littérature en homme politique practico-révolutionnaire, les problèmes artistiques ou littéraires dont il traite sont ceux qui, à un moment donné, se trouvent liés de la façon la plus impérieuse à la praxis politique ; mais il ne perd jamais de vue le fait que l'art est une activité spécifique dans laquelle il est impossible d'introduire les mesures organiques propres au parti ou les mesures administratives propres à l'Etat (fût-il un Etat nouveau comme l'Etat socialiste).

     14 Dans les conditions historiques concrètes créées par une révolution — comme celle de 1905 — qui n'a pu vaincre le tsarisme, mais que le tsarisme n'a pu vaincre, comme le signale Lénine — et lorsqu'il y a possibilité de créer une presse légale, une presse du parti, il est nécessaire de définir les relations entre la littérature et le parti, ainsi qu'entre la littérature et la société. C'est cette tâche que Lénine entreprend dans son article « Organisation du parti et littérature du parti ». Se référant d'abord à la littérature du parti — c'est-à-dire la littérature politique publiée dans les organes du parti, et dont l'objectif fondamental est de défendre, propager et éclaircir les principes et la politique du parti — Lénine, prenant à partie les écrivains qui, dans les organes du parti dans lesquels ils écrivent, prétendent se soustraire au contrôle et à la direction de ce dernier, affirme : « La littérature doit devenir partie intégrante de la cause générale du prolétariat... partie intégrante du travail organisé, méthodique et unifié du parti social-démocrate ». La littérature du parti doit être liée à ce dernier non seulement de façon idéologique, mais aussi de façon organique, dans la mesure où elle représente une tâche spécifique de son activité. Mais une fois admis que ce secteur de travail se trouve sujet comme tout autre au contrôle et à la direction du parti, Lénine reconnaît qu'on ne peut l'identifier pleinement à d'autres secteurs de travail : «La littérature se prête moins que tout autre chose à un nivellement mécanique, à une domination de la majorité sur la minorité... Dans ce domaine, il est absolument nécessaire de laisser une grande place à l'initiative personnelle, aux penchants individuels, à la pensée et à l'imagination, à la forme et au contenu ».

     15 Mais l'article de Lénine ne se réfère pas seulement à la littérature des organes du parti, mais aussi à la littérature en général, en tant que forme de création artistique. C'est à ce sujet que l'esprit de parti prend un sens nouveau : il ne s'agit pas de lien organique avec la cause générale du prolétariat par la soumission au parti, mais de la prise de conscience de l'idéologie socialiste et de sa matérialisation dans l'activité littéraire. Cet esprit de parti, loin d'être une négation de la création, est pour Lénine — face à l'hypocrite liberté de création dont parlent les écrivains bourgeois — sa condition même. La liberté de l'écrivain ou de l'artiste bourgeois n'est qu'une forme de dépendance masquée de l'argent. «Vivre dans une société sans dépendre d'elle est impossible » affirme Lénine. La liberté de création ne peut exister dans une société où règne l'argent. Les idées de Lénine rejoignent encore celles de Marx à ce sujet (hostilité du capitalisme envers l'art).

     16 La liberté de création n'est pas pour Lénine la liberté au sens individualiste : détachement des choses de la vie, ou « anarchisme de grand seigneur » — c'est-à-dire désir d'échapper à l'esprit de parti. C'est au contraire 1) libération des illusions et hypocrisies que la bourgeoisie tisse autour d'elle ; 2) prise de conscience de l'idéologie socialiste, c'est-à-dire de la justesse de la cause du prolétariat ; 3) lien étroit entre l'activité créatrice — littéraire ou artistique — et cette idéologie, et, par conséquent, la cause du prolétariat. C'est seulement alors qu'il sera possible, selon Lénine, de parler d'une littérature véritablement libre — une littérature mue, non pas par le désir de l'argent, ni par celui de servir une minorité, mais par le désir de servir les masses et la cause générale du prolétariat.

     17 En reliant de façon dialectique l'esprit de parti et la liberté de création — lien qui a pour base la reconnaissance du contenu social de la liberté — Lénine propose que l'artiste assume consciemment cet esprit de parti, créant un art fécondé par l'idéologie socialiste. Mais ceci n'autorise personne à imputer à Lénine une tendance à diriger, uniformiser ou enrégimenter la création artistique. Car, ce qui est valable pour le secteur littéraire du travail au sein du parti l'est encore plus pour la création littéraire en général (« la littérature se prête mal à un nivellement mécanique » etc.., voir plus haut).

     Cependant, on a prétendu, en s'appuyant sur Lénine, justifier théoriquement l'intervention organique du parti et l'intervention administrative de l'Etat dans le domaine littéraire et artistique (Jdanov, 1934, et toute la politique artistique et littéraire postérieure inspirée de ses théories et à laquelle l'Etat cubain socialiste a su se soustraire). Cette conception jdanovienne de l'esprit de parti en art et en littérature — que, loin de laisser mourir, on s'efforce de faire revivre dans certains pays socialistes — confond deux plans que Lénine a toujours distingués clairement : la littérature du parti, soumise avec raison au contrôle et à la direction de ce dernier, et la littérature ou l'art en général fécondés par l'idéologie socialiste, qui assure la plus grande liberté des formes d'expressions ou comme disait Lénine, de la pensée et de l'imagination, de la forme et du contenu. Les textes de Lénine n'autorisent nullement à étendre au domaine de la création en général ce qui est valable pour le secteur littéraire au sein du parti — à moins que l'on ignore délibérément la distinction entre ces deux formes d'activité.

     24 Lénine a longtemps consacré, avant la Révolution d'Octobre, une grande attention à Gorki. Gorki était pour lui, avant tout, le grand écrivain dont l'œuvre est liée à la cause générale du prolétariat. Mais c'était aussi un militant du parti bolchevique qui prend part à des disputes idéologiques et politiques qui divisent les membres du parti ; et il prend fait et cause pour des positions que Lénine combat. Tout ceci marque d'un sceau particulier les relations entre Lénine et Gorki et nous permet d'éclaircir — de façon éloquente — la façon dont un grand dirigeant politique révolutionnaire se situe par rapport à un écrivain qui offre une double dimension : artiste et militant.

     25 Lénine souligne sans cesse la grande estime en laquelle il tient la production littéraire de Gorki, ainsi que la fonction idéologique qu'il accomplit en formant et en introduisant la conscience socialiste au sein des masses ouvrières. Il souligne particulièrement l'utilité politique de l'œuvre de Gorki, non sans dire bien clairement qu'elle est due, avant tout, au talent artistique de ce grand écrivain.

     26 C'est pourquoi il n'hésite pas à proclamer la grandeur artistique de Gorki, même quand ses divergences politiques ou philosophiques (otzovisme, machisme) (**) font qu'une fraction du parti s'empare du prestige de 1'écrivain pour en faire son porte-bannière idéologique.

     31 Ce qui préoccupe Lénine, ce n'est pas tant l'influence que ces positions philosophiques ont sur l'œuvre de Gorki — on les retrouve peu ou pas du tout dans ses écrits — mais plutôt le fait que l'autorité de Gorki écrivain serve à soutenir — par l'adhésion de l'auteur — une certaine plateforme idéologique. C'est pourquoi Lénine a jugé important de convaincre Gorki de l'erreur de ces positions.

     32 Lénine ne critique jamais en Gorki l'écrivain. Il savait que ce n'est pas une philosophie qui détermine d'elle-même la valeur de la création. Il va même plus loin : « Je considère — affirme-t-il — qu'un écrivain peut trouver beaucoup de choses utiles dans quelque philosophie que ce soit. J'admets, enfin sans aucune réserve qu'en ce qui concerne la création artistique vous avez tous les atouts en main et que votre œuvre, dans ce domaine, née de votre expérience artistique aussi bien que d'une conception philosophique, bien qu'elle soit idéaliste, vous mène à des conclusions qui rapporteront d'énormes bénéfices au parti ouvrier».

     33 La thèse de Lénine selon laquelle un artiste — lorsque c'en est vraiment un — peut parvenir à des conclusions utiles pour lui-même et pour le mouvement, même si le point de départ en est une philosophie idéaliste, concorde parfaitement avec ce qu'il disait à propos de Tolstoï : tout grand artiste — lorsque c'en est vraiment un — ne peut pas ne pas capter l'un des aspects essentiels de la réalité.

     34 Les critiques que Lénine adresse à Gorki — dans la mesure où l'écrivain adopte des positions machistes et otzovistes — sont de deux sortes :
1) le contenu erroné de ces positions idéologiques.
2) la façon dont Gorki relie la défense de ces idées à l'action politique elle-même.

     Dans cette même lettre à Gorki dans laquelle il reconnaît qu'un grand écrivain peut trouver des choses utiles dans quelque philosophie que ce soit, et dans laquelle il montre bien qu'il ne critique pas l'usage que l'artiste fait de ces idées, Lénine ajoute : « Tout cela est vrai. Et cependant « Proletari » doit maintenir une neutralité absolue devant nos divergences philosophiques, car il faut à tout prix éviter de donner au lecteur le moindre prétexte à rapprocher les bolchéviques, en tant que tendance et ligne tactique de l'aile révolutionnaire des sociaux-démocrates russes, de l'empiriocriticisme et de l'empiriomonisme».

     Cela veut dire qu'une ligne tactique (d'action politique pratique) ne doit pas être identifiée à une ligne philosophique. II s'agit là de deux plans bien distincts et l'on ne peut passer directement de l'un à l'autre. C'est ce que Lénine, homme politique pratique, veut montrer à l'écrivain devenu — par suite de ses sympathies pour le machisme et l'otzovisme — un philosophe et un politicien. II est bien clair que Lénine pose ce problème dans un contexte concret (celui qui existe à l'intérieur du parti et de la lutte révolutionnaire) qui exige que cette distinction soit maintenue.

(traduit de l'espagnol par h. youssi)


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(*)      gnoséologie : philosophie de la connaissance.
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(**)   otzovisme, machisme (ainsi que empiriocriticisme et empiriomonisme, voir plus loin n° 34) : tendances philosophiques positivistes et idéalistes dont le                 principal représentant était le physicien Mach et que Lénine a combattues et dénoncées dans son œuvre  philosophique « Matérialisme et Empiriocriticisme ».
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