littérature maghrébine actuelle et francophonie
par a. laâbipour situer le débat
pp. 35-38
Le moment est venu, pour les écrivains maghrébins de la nouvelle génération qui s'expriment en français, de préciser en toute rigueur leur attitude vis-à-vis de la langue dans laquelle ils écrivent.
Précisons que la présente contribution à ce débat ne devrait pas être comprise comme un manifeste. Nous ne pouvons parier qu'en notre nom, c'est-à-dire au nom de quelques écrivains marocains ayant participé d'une manière effective à la revue SOUFFLES . Avec cela, nous pensons que beaucoup de nos camarades algériens et tunisiens partagent en principe, globalement, nos idées. Mais nous estimons ne pas avoir le droit de parler en leur nom ou de décréter quoi que ce soit qu'ils n'auraient pas élaboré et approuvé avec nous. C'est dire que nous les appelons à participer de leur côté à ce débat.
On nous a dit, on nous dit souvent : « Nous ne comprenons pas pourquoi vous, jeunes écrivains conscients, militants pour une culture de libération, vous puissiez avoir écrit et écriviez toujours en français ».
On nous a dit aussi : « Ce que vous écrivez en français ne peut pas enrichir la culture nationale et ne peut être que marginal ».
On nous a laissé entendre parfois : « Vous êtes le produit du colonialisme et vous ne pouvez être que complices du néo-colonialisme ».
Nous avons tenu à citer ces critiques le plus fidèlement possible, les louanges nous intéressant peu ici. Par contre, les analyses rigoureuses et objectives qui ont été écrites sur notre travail, nous essayerons de les rejoindre dans notre propre version de l'analyse à faire.
Disons tout d'abord que nous n'avons jamais essayé d'esquiver ces questions ou de nous enfermer dans le silence. Ces critiques, pour la plupart (sauf celles qui proviennent d'individus ou d'organis-mes mal intentionnés, essayant de masquer leurs positions réactionnaires ou leur médiocrité par une offensive de mauvais aloi contre une production dont les exigences profondes les gênent et les acculent à des choix dont ils sont incapables), ces critiques constituent donc pour certains d'entre elles, des interrogations légitimes, partant d'exigences auxquelles nous nous joignons souvent. Chaque fois que l'occasion s'est présentée, nous n'avons pas hésité (comme c'est le cas maintenant) à nous définir et redéfinir et à souligner la nature des remises en question que nous sentions nécessaires pour le dépassement des attitudes ambiguës et pour la clarification.
Aujourd'hui, cinq ans après la publication de nos premiers textes et dans des circonstances où le problème posé par ce débat est plus que jamais d'une brûlante actualité, nous tenons à faire le bilan de notre expérience et à préciser nos positions.
Rappelons toutefois que ce débat inhérent à la littérature maghrébine écrite en français ne date pas d'aujourd'hui. Dès l'apparition de cette production autour des années cinquante, le problème s'est posé. Il est devenu depuis lors un des thèmes permanents de toute étude consacrée à la dite littérature.
Certains écrivains concernés ont eux-même saisi la nature des ambiguïtés qui pouvaient peser sur leur travail et ont essayé, avec plus ou moins de bonheur et de justesse, de les confronter.
Mais ce serait trop long, dans les limites de cette mise au point, de faire l'historique de ce dossier. Nous espérons y revenir une autre fois (1).
Notre attitude fondamentale, nous pouvons la caractériser par la formule de co-existence, mais une co-existence non pacifique, empreinte de vigilance. Nous sommes constamment sur nos gardes. Assumant provisoirement le français comme instrument de communication, nous sommes conscients, en permanence, du danger dans lequel nous risquons de tomber et qui consiste à assumer cette langue en tant qu'instrument de culture. On voit bien l'inconfort de cette situation et on devine le travail accablant (qui ressemble parfois à de la prestidigitation) que nous devons mener pour renflouer tous les mécanismes mentaux et culturels de la langue dans laquelle nous écrivons.
Fatalement, l'expression en langue française chez l'écrivain conscient de ces problèmes est une expression retournée à plusieurs niveaux , c'est-à-dire, le produit d'une série de filtrages et d'opérations de tri. Le schéma pouvant être le suivant :
— le fonds culturel esthétique et idéologique à communiquer est national, populaire, arabe, c'est-à-dire celui de nos spécificités en même temps que de nos solidarités.
— l'instrument linguistique utilisé véhicule une culture et une idéologie de classe propres à la réalité française et occidentale.
— l'opération consiste d'une part à neutraliser, sur le plan de la terminologie et des modèles culturels, les éléments véhiculés par la langue étrangère et que nous jugeons négatifs, d'autre part, à faire rentrer dans cette langue une autre terminologie, d'autres modèles qui nous sont propres (2).
On aboutit ainsi à une opération de transculturation sans que le but recherché (exprimer notre totalité) soit une quelconque synthèse de cultures. C'est ce qui a fait souvent dire que la littérature maghrébine ou négro-africaine d'expression française ne pouvait être qu'une littérature terrorriste, c'est-à-dire une littérature brisant à tous les niveaux (syntaxe, phonétique, morphologie, graphie, sym-bolique, etc...) la logique originelle de la langue française.
C'est ce qui fait aussi que beaucoup d'amoureux du Tiers-Monde trouvent une jouissance particulière dans cette littérature. On a vu ainsi des critiques jubiler en s'exclamant que cette littérature enrichit la langue française. D'autres y trouvent simplement leur compte en matière de dépaysement, folklore et regain de vitalité. Evidemment, ces exclamations relevant d'un paternalisme-vampirisme plus ou moins subtil ne nous concernent pas. Soulignons toutefois qu'elles émeuvent encore beaucoup de nos écrivains qui y trouvent une consécraticn de leurs efforts. Quelle gloire et fierté pour ces gens que de voir le quart de page du journal Le Monde ou autre consacré à « l'encouragement » de leur travail. Cela peut aller plus loin dans la mesure où l'écrivain aura tendance à développer dans son œuvre les aspects soulignés par cette critique étrangère, les trouvailles dont elle s'est particulièrement régalée.
Pour revenir au schéma exposé tout à l'heure, nous devons dire qu'il ne suffit pas de maîtriser intellectuellement et théoriquement. Ce schéma se réalise ou ne se réalise pas dans l'œuvre. C'est donc aux œuvres elles-mêmes qu'il faut s'adresser pour demander des comptes.
Prenons le cas de deux écrivains algériens de la génération précédente : Kateb Yacine et Malek Haddad. Des deux, c'est sans aucun doute M. Haddad qui a le plus analysé le problème que nous traitons ici. Dans « Les zéros tournent en rond », il avait développé une analyse approfondie (mais dont les arguments restent contes-tables) du drame linguistique de l'écrivain colonisé. Mais lorsqu'on se reporte à l'œuvre de cet écrivain, on trouve une littérature étroitement dépendante sur le plan esthétique comme de sa logique de communication, de la littérature française.
Par contre, il est difficile de ne pas sentir dans l'œuvre de Kateb Yacine (lui qui a rarement abordé le problème de l'expression française ou qui l'a abordé d'une manière assez gauche à notre avis) le souffle profond de la nation et du peuple algériens. Nedjma reste jusqu'à nouvel ordre (et quoi qu'on puisse penser de révolution ultérieure de son auteur) une des plus belles et plus fortes productions de l'esprit maghrébin. Ceci était un exemple rapide pour montrer que c'est le résultat qui compte et non le raisonnement abstrait qui précède l'œuvre.
L'authenticité d'une œuvre, son degré de participation au projet de libération sur le plan culturel dépend de la sensibilité, de la lucidité et de l'engagement multiforme de l'écrivain dans la lutte de son peuple.
surmonter le bilinguisme
Nous tenons à affirmer clairement que notre littérature de demain devra surmonter définitivement le bilinguisme pour son action, sa cohérence et sa beauté futures.
Cette option ne saurait admettre aucune hésitation. Toute tentative de faire planer la moindre hypothèque sur le futur ne peut relever que de la mauvaise foi de ceux qui trouvent leur confort dans la langue française et qui vivent dans la seule obsession du public de cette langue. Ce que nous disons là ne comporte aucune surenchère. Cette option s'inscrit normalement dans le projet de décolonisation et de libération totales de notre culture. Ce que nous devons savoir, c'est si nous sommes pour ou contre ce projet. Quant à la réussite de ce projet, il est évident qu'elle ne peut s'accomplir à long terme que dans nos langues nationales et populaires.
Entre temps, et dans cette phase précise de décolonisation et de lutte anti-impérialiste sur le plan culturel, tout ce qui peut faire avancer notre combat, le préciser, l'éclairer, le faire connaître, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, ne peut qu'être positif. La littérature maghrébine actuelle écrite en français doit se situer dans ce contexte précis et c'est dans ce contexte qu'on peut apprécier en toute objecti-vité ses exigences et sa participation.
Notons à ce propos que si nous pouvons être nos propres critiques, ce n'est pas pour autant que nous perdrions la moindre vigilance quant à la production maghrébine écrite en langue arabe. Nous considérons que notre langue nationale ne doit pas être un alibi pour 1'écrivain, qui se croit quitte en matière « d'authenticité » ou de « réalisme » lorsqu'il s'exprime en arabe. Ce confort est tout aussi dangereux que celui que nous indiquions plus haut. Certes le problème de la nationaiité littéraire n'est une affaire ni d'identité ni de passeport. Il ne peut non plus être résolu du seul fait de l'usage de la langue nationale. Le contenu de l'œuvre, et ceci est valable pour les œuvres écrites dans la langue nationale qu'en français, est là encore le critère décisif.
Frantz Fanon a écrit « Les Damnés de la Terre » (qui est autant une œuvre théorique qu'une œuvre littéraire) en français. Nous ne pensons pas que les « militants » de la francophonie puissent en tirer fierté. Nous ne pensons pas non plus que le fait que cette œuvre ait été écrite dans une langue étrangère a perturbé ou retardé en quoi que ce soit la culture antillaise. Fanon, comme d'autres, a été un vrai militant de la culture de son peuple. Il a pris l'arme qu'il a trouvée ou qu'on lui a imposée. Et il l'a retournée contre les ennemis de son peuple.
Pour en revenir à nous et pour conclure, on peut dire qu'une grande partie de la jeune littérature maghrébine actuelle :
— s'inscrit dans le projet d'élaboration de notre culture nationale dans la mesure où son épicentre (son lieu d'émanation) est bien l'histoire, la culture et la lutte de notre peuple.
— elle se sert provisoirement du français comme instrument de communication.
— c'est une littérature essentiellement de décolonisation dans la mesure où elle dynamite de l'intérieur et par les propres armes de l'ancien et du nouveau colonisateur les schémas d'aliénation culturelle et idéologique impérialistes.
— c'est une littérature de renouvellement dans la mesure où elle remet en cause (et édifie progressivement d'autres voies) sur le plan national et arabe toutes les formes d'expression académiques, aristocratiques et bourgeoises existant dans notre culture ou importées de l'Occident.
— enfin, il s'agit d'une littérature qui se construit encore et qui a l'avantage d'avancer en se remettant perpétuellement en question.
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(1) Le lecteur peut dores et déjà, pour se préparer davantage à ce débat, consulter les documents suivants :
Ma ek Haddad. Les zéros tournent en rond. Maspéro, 1961.
Albert Memmi : Portrait du Colonisé. Buchet-Chastel, 1957.
Albert Memmi. Anthologie des écrivains maghrébins d'expression française. Présence Africaine, 1964.
Abdelkabir Khatibi : Le roman maghrébin. Maspéro, 1968.
Revue Confluent : n° spécial «Aspects de la littérature maghrébine contemporaine» n° 47, 1965.
Revue Orient, n° 35, 1965 (Paris).
Souffles : n° 1, 3, 4, 5, 10/11, 13/14.
(2) L'opération inverse (et qu'assument encore certains écrivains maghré- bins) consiste à adapter la réalité maghrébine au public étranger. Le cynisme de ces écrivains peut aller jusqu'à mettre des notes en bas de page pour faciliter la tâche à ce pub|ic ; Hammam : bain maure. Derb : ruelle. Medina : « ville arabe », etc..._____________________________________________________________
document
Les institutions de la Francophonie (1)
— Agence de coopération culturelle et technique, fondée à Niamey par un traité signé par vingt et un Etats le 21 mars 1970.
— Groupe francophone de l'ONU (trente Etats membres, sous la présidence du chef de la délégation tunisienne).
— Conférence des ministres de l'éducation francophones, réunissant les ministres français, africains et malgache deux fois par an depuis 1962 (conférence de Dakar).
— Conférence des ministres francophones de la jeunesse, qui s'est réunie pour la première fois le 5 décembre 1969 et doit se tenir chaque année alternativement en Afrique, à Madagascar et en France.
ORGANISMES SPÉCIALISÉS :
— L'Association des universités partiellement ou entièrement de langue française est l'une des institutions francophones les plus anciennes (1961). Elle regroupe cinquante-six universités dans dix-huit pays, ainsi que treize membres associés.
— Communauté des radiodiffusions de langue française (ne regroupe actuellement que des organismes européens et canadiens)
— Association internationale des parlementaires de langue française fondée le 18 mai 1967 à Luxembourg et regroupant alors vingt-sept parlements nationaux et six assemblées législatives régionales.
— Association internationale des historiens et géographes de langue française (fondée en 1969).
— Association internationale des avocats et juristes d'expression ou d'inspiration française (créée en 1969).
— Association des fonctions publiques partiellement ou entièrement de langue française (A.F.O.P.E.L.F.)
— Association internationale des sociologues de langue française (17 rue de la Sorbonne, Paris). Présidents : MM. Henri Janne [Bruxelles) et Georges Balandier (Sorbonne). Fondée en 1958 par M. Gurvitch.
L'ASSOCIATION DE SOLIDARITÉ FRANCOPHONE :
— Cette association a été fondée en novembre1966. Présidents d'honneur : MM. Jean de Broglie et Jean Charbonnel, anciens secrétaires d'Etats aux affaires étrangères. Président : M. Bousquet, ancien ambassadeur, député U. D. R. de Paris.
L'A. S. F. regroupe tous les organismes fondés sur la solidarité que crée l'usage de la langue française.
LES ORGANISMES DE DÉFENSE ET D'ILLUSTRATION DE
LA LANGUE :
— Conseil international de la langue française.
Fondé en septembre 1967 et présidé par M. Joseph Hanse (Académie royale de Belgique), cet organisme se propose de « maintenir l'unité du français dans le monde » et regroupe vingt pays francophones.
— Haut Comité pour la défense et l'expansion de la langue française. Cet organisme, exclusivement français a été créé en mars 1966 auprès du premier ministre pour conseiller le gouvernement et suggérer « des mesures concrètes en faveur de la langue ».
Sans constituer des organismes proprement « francophones », les Associations d'amitié France-Québec, France-Belgique et France-Tunisie élargissent l'audience des militants de la francophonie, qui en font souvent partie.
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(1) d'après "Le Monde" du 14 - 15 Juin 1970
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