les fondements socio-culturels
                                   de notre identité


Par René DEPESTRE - (HAÏTI)

pp. 26-31


     Dans ce symposium qui rassemble à Alger les principales forces africaines du savoir et de la réflexion, je me suis proposé d'analyser le problème des fondements socio-culturels de notre identité. Cet aspect de notre lutte a retenu mon attention parce qu'il est commun au processus de décolonisation dans le Tiers-Monde africain, asiatique et latino-américain. J'ai choisi de considérer ce mouvement historique de recherche de l'identité dans ses rapports tour à tour avec le fait colonial, avec la société nationale et avec la société révolutionnaire.


1 - Domination Coloniale et Identité culturelle


     Aussi bien en Afrique, en Asie qu'en Amérique Latine, l'une des principales conséquences morales et socio-psychologiques de la domination coloniale a été la dépersonnalisation de l'être humain de ces trois continents. La colonisation, en établissant par la violence l'irréalité culturelle des peuples qu'elle subjuguait, en congelant leurs cultures dans un immense ghetto historique, privait de ce fait l'homme colonisé de toute identité. Qu'était-ce l'esclavage, sinon le refus radical de reconnaître à l'homme noir une humanité quelconque ? L'homme noir qui était pris dans l'effroyable engrenage de la Traite devait commencer par renoncer à ses nom et prénom. S'il s'appelait, par exemple, Mamadou Bakongo, il devait oublier pour toujours son nom et baisser les yeux sous un petit nom d'emprunt que la fantaisie du colon lui collait. Il devenait un inconnu pour lui-même. Il cessait d'avoir des rapports humains avec sa propre personne et avec ses semblables. Il perdait son essence qui se dissolvait dans la chimie opaque du mépris. Le colonisateur, placé devant des milliers de tonnes de nègres que le bateau négrier déversait sur le marché, ne se donnait pas le mal de distinguer un Bantou d'un Dahoméen ni un Mandingue d'un Yoruba. En effet, « Il suppose, comme dit Guy de Bosschère, qu'identifier humainement le colonisé disqualifierait automatiquement toute forme d'autorité qu'il se propose d'exercer à son égard. Il opère donc une simplification radicale qui sera de nature, selon lui, à faciliter sa tâche. Il déclare le colonisé, non seulement inférieur, mais objet ainsi plus aisé à manier. Et pour justifier son schéma, il abaisse réellement le colonisé, le réduisant à sa fonction d'objet. Pour pouvoir dire : Voici la preuve qu'il n'est pas un homme ».

     L'être humain soumis à cette pression réifiante était appelé à devenir un être invisible, un être innommé, une espèce d'os innominé de l'histoire, tributaire d'un processus qui impliquait la perte irréversible de son identité, l'anéantissement de son essence d'homme. On a recours habituellement au concept d'aliénation pour qualifier cette fantastique perte de soi inhérente à la situation coloniale. Je ne crois pas que ce concept hegeliano-marxiste recouvre complètement le phénomène de stérilisation de la personnalité culturelle de l'homme colonisé. J'ose proposer un autre outil, à mes yeux plus valable dans le cas qui nous occupe : le concept de zombification. Ce n'est pas hasard qu'il existe en Haïti le mythe du zombi, c'est-à-dire le mort-vivant, l'homme à qui on a volé son esprit et sa raison, en lui laissant sa seule force de travail. Selon le mythe, il était interdit de mettre du sel dans les aliments du zombi, car cela pourrait réveiller ses facultés créatrices. L'histoire de la colonisation est celle d'un processus de zombification généralisée de l'homme. C'est aussi l'histoire de la quête d'un sel revitalisant, capable de restituer à l'homme l'usage de son imagination et de sa culture.


     La situation coloniale rendait donc l'homme, non seulement étranger à lui-même, mais hostile à lui-même, honteux de lui-même. Après m'avoir volé mon nom, mon passé, ma mémoire, on me volait aussi mon intégrité psychologique, mes légendes et mes plus secrètes beautés d'être humain. L'esclavage aboli, le processus de réification entraîna un autre : celui de l'assimilation culturelle du colonisé noir, arabe, indochinois ou latino-américain, hindou ou malais. Pour l'homme engagé dans cet implacable circuit acculturatif, le fameux : « Je est un autre », d'Arthur Rimbaud devenait : « Je est un sous-produit anglo-saxon. Je est un sous-produit latin. Je est une ombre congelée au soleil conquérent de l'Occident chérifien ». La doctrine de l'assimilation s'arrangeait pour qu'à mes propres yeux apparaisse comme indigne de l'espèce humaine le fonds africain, asiatique ou latino-américain de ma vie. Elle me porta à avoir une terrible opinion de moi-même et à renier les composantes historiques de ma culture. Et dans certains cas, on m'amena à renier non seulement mes singularités culturelle, mais mon visage et ma couleur, de même que les réactions spécifiques de ma sensibilité devant la vie, l'amour, la mort et l'art. La couleur de ma peau, ayant reçu une signification métaphysique, esthétique et morale, devenait pour mol une source constante de traumas et de frustrations. On fit de la couleur un obstacle infranchissable entre l'être générique du Noir et sa réalisation dans l'histoire.

                                         

« Il y avait eu, dit W.E.B. Du Bois, l'Egyptien et l'Indien, le Grec, le Romain, le Teuton et le Mongol. Le Noir devenait une sorte de septième fils, né avec un voile et offert en seconde vue dans ce monde américain, un monde qui ne sait ni ne veut lui donner de vraie connaissance de lui-même, qui ne saurait être sien. C'est un sentiment bien particulier, poursuit Du Bois, que cette double conscience, que cette attitude à ne se regarder qu'avec des yeux étrangers et ne pouvoir se mesurer qu'à l'aune d'un monde où le seul sentiment permis est, demi-amusé, celui de la contempla-tion et de la pitié. Les deux pôles : Américain-Nègre, sont toujours présents. Deux âmes, deux pensées deux tendances irréconciliables. Deux idéaux guerroyant dans un même corps-noir. Corps noir cherchant cette force inconnue qui seule doit lui permettre de ne pas se déchirer ».

     Mais face aux contraintes totalitaires de la colonisation les peuples ont, malgré tout, résisté, pour éviter le naufrage absolu de leur être social. Les peuples-zombis se firent non voleurs de feu, mais bien voleurs du sel qui réveille l'homme. En Amérique, on inventa le marronnage culturel, pour déjouer les mécanismes d'assimilation globale mis en jeu par les pouvoirs coloniaux. L'histoire socio-culturelle des Amériques noires est en grande partie l'histoire de cette forme originale de résistance. Ce système de légitime défense permit aux Africains déportés, et à leurs descendants, non pas de réinterpréter les valeurs de l'Occident colonial à travers la « mentalité africaine » comme l'a cru Melville J. Herskovits, mais de s'adapter aux conditions de la lutte des classes dans le nouveau monde, en transformant les schémas culturels occidentaux, en fonction de besoins affectifs profondément tributaires des civilisations africaines.

     Certains sociologues ont voulu, voir dans l'aventure marronne, non une forme singulière de résistance culturelle mais plutôt une situation pathologique. Selon eux, le phénomène de détribalisation de l'esclave africain, amené de force en Amérique, aurait provoqué en lui des troubles psychologiques qui l'auraient poussé au marronnage, c'est-à-dire à la désertion de la plantation et de l'atelier. Le professeur Roger Bastide, pour sa part, qui a étudié sur place la question, tient l'institution sociale que fut le marronnage comme l'expression d'une auto-défense culturelle. Nous croyons également que loin d'être un phénomène pathologique, l'extraordinaire opération de marronnage mit en action, pendant plus de quatre siècles, sur le continent américain, un ensemble de mécanismes socio-culturels qui permit à l'homme colonisé de prendre à son angoisse son propre dynamisme pour maintenir, tant bien que mal, en lui, le sens universel de la liberté et de la dignité humaines. L'homme-cheptel d'Amérique trouva au milieu de ses terribles épreuves le processus cognitif qui permit de transformer la radicale angoisse pathologique de sa condition en explosion de santé et de créativité. Cet effort pour la connaissance de soi, pour une nouvelle saisie de soi, est manifeste dans la vitalité des divers folklores syncrétiques de nos pays américains. Malgré les contraintes infantilisantes, zombifiantes, nos peuples trouvèrent dans le marronnage des fausses valeurs occidentales un certain équilibre culturel qui devait leur permettre par la suite de prendre la voie de la rébellion et de la révolution. C'est pourquoi on est fondé à consi-dérer le marronnage, tant sous sa forme socio-politique que sous sa forme culturelle, comme un phénomène précoce de décolonisation, de recherche de soi, de dézombification. Bien que ce phénomène soit propre aux diverses sociétés afro-américaines d'Amérique, en réalité, l'Afrique et l'Asie, ont également, à leur manière, marronné la politique d'assimilation de la colonisation. Pour résister aux structures traumatisantes de la domination coloniale, nos peuples ont soumis l'héritage européen à un vaste mouvement syncrétique de marronnage qui souvent est parvenu à changer la fonction et la signification sociales et psychologiques des valeurs occidentales. Il s'agit là d'un processus d'acculturation et non d'assimilation, parce qu'en s'acculturant contre leur gré à l'Occident, les peuples des trois continents n'ont pas sacrifié l'essentiel de leur passé culturel. Ils ont ajusté celui-ci aux données et aux exigences concrètes de leur lutte pour structurer un nouvel équilibre socio-culturel, une nouvelle identité. On trouve la marque de ces métamorphoses, ces transmutations, dans toutes les idéologies de la décolonisation, comme la négritude, le pan-arabisme, l'african personality, la Renaissance noire, etc. Naturellement ces diverses résistances que recouvre la notion de marronnage ne se sont pas exprimées dans des faits sociologiques et anthropologiques interchangeables et superposables. Le marronnage culturel, dans ses expressions afro-américaine, latino-américaine, négro-africaine, arabe, hindoue, asiatique, possède dans chaque société, des particularités historiques à étudier séparément. Le fait commun à nos trois continents, c'est que la dialectique du colon et du colonisé a provoqué partout des systèmes valables de défense qui ont, dans une certaine mesure, permis à nos peuples de préserver une part encore fécondante de leur identité culturelle et de tenir pour exotiques et non comme mesure suprême de la civilisation — les valeurs philosophiques, les habitudes de la pensée et de la sensibilité que l'on voulait par la force nous imposer.

     Il va sans dire qu'il s'agit d'un équilibre culturel touiours précaire, et que dans aucune situation coloniale, le marronnage des valeurs du maître, la résistance culturelle n'a donné lieu à la véritable invention culturelle, à la créativité sociale. Et sur ce point Frantz Fanon avait complètement raison d'affirmer que dans le contexte colonial : « il ne saurait y avoir de culture nationale, de vie culturelle nationale ». C'est ce qui fait que, sous la domination coloniale, nous avons eu — dans nos diverses sociétés — des attitudes déprimantes, équivalentes du « tio-tomisme » ; nous avons connu l'esprit de résignation, de soumission, d'imitation. Nous avons eu le bovarysme intellectuel de nos pseudo-élites, qui poussait celles-ci à se jeter, comme dit Fanon, « dans l'acquisition forcenée de la culture de l'occupant ». De toute façon il reste que la perspective assimilationniste, a échoué lamentablement, et que les cultures de nos peuples, pour mutilées et stagnantes qu'elles étaient, pour mystifiées, dévitalisées, zombifiées qu'elles étaient, du fait de la colonisation ont gardé, malgré tout, à titre de souvenirs et d'espérances, « ces grandes réserves de foi, ces grands silos de force » dont parlait Aimé Césaire, où, au moment décisif, la décolonisation peut récolter des armes spirituelles et morales. C'est sans doute la présence de tels silos dans la vie de l'Algérie, qui a permis au peuple héroïque de ce pays africain de réaliser avec succès l'étape initiale de sa décolonisation et de retrouver les vérités essentielles de sa marche ascendante vers l'avenir. Ce sont de telles « réserves de foi » qui font qu'aujourd'hui les cultivateurs de riz du Viet Nam par leur longue résistance armée incarnent les plus hautes valeurs morales du XXe siècle. De même les peuples de la Guinée-Bissau, du Cap Vert, du Mozambique et de l'Angola n'auraient pu assumer l'avenir de leur identité culturelle comme ils le font maintenant, les armes à la main, si, au milieu de la tragédie stérilisante de la colonisation ils n'avaient su marronner la fureur assimilationniste du Portugal.

2 - Société Nationale et Identité Culturelle

     Nous avons considéré brièvement la recherche de notre identité dans ses rapports avec le fait colonial. Etudions-la maintenant dans le cadre de la société nationale. A cette nouvelle étape historique — celle de l'Indépendance — le peuple qui a été colonisé ne récupère pas automatiquement sa personnalité culturelle, son être social, son humanité et sa beauté que la colonisation avait volés. La victoire militaire sur le colonialisme, pour décisive qu'elle soit dans le projet de la décolonisation, n'est pas encore la conquête de l'identité. L'Indépendance politique n'entraîne pas une décolonisation spontanée des structures morales, psychiques, culturelles héritées de l'époque coloniale. Cet héritage sinistre peut congeler pendant très longtemps les forces de création et de connaissance d'une société. Pour illustrer ce fait, je vais prendre le cas de mon pays, le cas haïtien. Haiti, en effet, à l'heure de Duvalier, est un laboratoire où les pays récemment décolonisés peuvent étudier dans le détail jusqu'à quel point nos sociétés aussi peuvent fabriquer des barbaries et des monstres autochtones ; on peut voir comment, si l'on a soin de briser de manière radicale les structures coloniales, elles peuvent être profondément indigénisées et omnilatéralement intériorisées. En Haiti, au bout de 165 ans d'indépendance nominale et subjective les structures néo-coloniales se sont complètement reconstituées. La fiche signalétique d'Haïti indique l'état d'une néo-colonie, au plus bas de sa crise socio-économique et socio-culturelle :

Revenu annuel par tête d'habitant ........................... 50 dollars.

Calories par jour, par habitant ................................ 1780 unités.

Analphabétisme ..................................................... 89% de la population.

Espérance de vie ................................................... 32 ans.

Consommation d'énergie par habitant ..................... 0,03 tonne de charbon.

                                                                               1 médecin
Assistance médicale ............................................... pour 15 mille habitants.

Taux de scolarisation :
                    Enseignement primaire.............. 24 %.
                    Enseignement secondaire.......... 1,7 %.

     On pourrait allonger cette fiche hallucinante. Il n'y a pas d'identité culturelle qui tienne longtemps le coup, dans de pareilles conditions socio-économiques. La situation d'Haiti, est peut-être particulière, mais sa signification est loin de l'être. Elle montre ce qui peut arriver à toute société du Tiers-Monde, le sort qui l'attend, si elle s'arrête à la première phase de la décolonisation, à la première étape de ses tâches historiques, si elle s'essouffle dans son effort de mutation sociale et culturelle. Là, en effet, où la décolonisation recule devant les mesures radicales, là où elle n'est pas révolutionnaire là où elle triche et ruse avec les principes de la révolution, il y a tous les risques qu'elle se rapetisse, qu'elle caricature et dénature les grands projets de libération et qu'elle débouche, tôt ou tard, sur un quelconque Papa-Doc-Duvalier, c'est-à-dire, sur un système qui va jusqu'à perfectionner les structures répressives inventées par le colonialisme.

     La prodigieuse aventure historique d'Haiti s'est donc congelée dans les figures légendaires suivantes : fille aînée de la décolonisation, première République noire des temps modernes, le pays « où la négritude s'est mise debout pour la première fois ». Ces belles images qui, tout au début du siècle dernier, étaient admirablement vraies, ne peuvent plus, depuis longtemps, conditionner l'idée que les Haïtiens se font d'eux-mêmes et de la place de leur nation dans le monde. Haïti, est maintenant une république zombifiée où, sous la « présidence à vie » d'un caligula tropical — Papa-Doc — la détresse de la condition humaine dépasse tout ce que l'on peut imaginer. Les deux figures opposées d'Haïti : celle de la négritude jacobine du passé et celle d'une île-prison, ont été amalgamées, et c'est de la manière la plus atrocement caricaturale que notre pays assume sa légende et les singularités de sa culture. Les gouvernants haïtiens sont des épigones obscènes du néo-colonialisme, et ils n'éprouvent aucune honte à identifier l'espérance de notre peuple avec les mythes du protectorat Yankee. Que s'est-il donc passé en Haïti ? Quelles ont été les aventures de la décolonisation et de la négritude dans notre pays ? Pourquoi plus d'un siècle et demi après avoir entamé magnifiquement son processus de libération, Haïti est socialement, culturellement parlant, l'un des pays les moins décolonisés du Tiers Monde ? A ces questions qui obsèdent douloureusement tout Haïtien patriote, la mauvaise foi des néo-colonisateurs donne perfidement la réponse suivante : Je vous l'avais bien dit : les nègres ne peuvent pas se gouverner. Même en indigénisant nos violences, ils n'arrivent pas à trouver le dynamisme interne qui a permis le décollage de nos sociétés occidentales.Ces bavardages racistes montrent qu'en matière de ruse et de cynisme, le néo-colonialisme est bien le fils de son sinistre père !

     Ce serait trop long d'analyser ici l'ensemble du processus historique par lequel des structures néo-coloniales se sont maintenues ou se sont reconstituées au sein de la société haïtienne issue de la seule Révolution d'esclaves à avoir triomphé dans l'histoire des hommes. Mais les phénomènes de récurrence néo-coloniale ressortissent à une réalité aujourd'hui si courante en Afrique, en Asie, et en Amérique Latine, que le cas d'Haïti, étant un cas douloureusement classique, offre un miroir où beaucoup de nos sociétés peuvent découvrir les maladies qui déjà les frappent et celles qui les attendent.

     Nous eûmes en Haïti, très tôt, dès 1804, une nation politique, une nation culturelle en formation, tandis que la nation économique allait rester fondamentalement tributaire du système colonial. C'est ainsi que la décolonisation n'a pas pu être la grande création sociale qu'elle fût dans la période de la lutte armée de libération regionale. Cet échec empêcha Haïti de s'acculturer aux apports de la révolution industrielle du XIXème siècle, et la confina dans une stagnation qui dure encore. Cette situation facilita au début de ce siècle la pénétration financière des Etats-Unis dans notre pays, et après 1915, quand s'effectua l'occupation militaire d'Haïti par les « marines », le caractère semi-colonial, le statut de protectorat, ajoutés à toutes les dissonances archaïques du régime, rendirent encore plus problématique l'insertion de notre identité culturelle dans l'effervescence du monde moderne. C'est ainsi qu'il ne se produisit pas dans notre pays la sédimentation historique qui eût permis, dans les conditions du siècle dernier, la formation d'une bourgeoisie d'entreprise, dans le cadre d'une société où nation politique, nation économique, nation culturelle eussent été efficacement coalisées pour compléter les tâches de la décolonisation et établir une coïncidence et une fusion fécondantes entre la construction de notre identité culturelle et la nécessaire acculturation à l'âge industriel. Mais les vieux réflexes de caste hérités de la société esclavagiste intervinrent toujours comme force déterminante, dans la vision que les « bourgeois nationaux » d'Haïti eurent du processus historique, à l'heure de sacrifier les petits intérêts oligarchiques à ceux du développement multidimensionnel de la nation. Au lieu du processus de création de la société nationale où Haïti eût trouvé sans aucun doute une identité humaine à la mesure de ses sacrifices et de son espérance, on eut jusqu'à nos iours, une combinaison baroque, hybride, néo-coloniale, des régimes de classe et de caste.

     La décolonisation d'Haïti, bien qu'ayant fait appel à des méthodes éminemment révolutionnaires resta bloquée dans sa phase initiale. L'étape de la guerre de libération permit la défaite militaire du colonialisme, la prise du pouvoir, l'indépendance politique, et la formation d'un Etat national, sur les ruines des institutions stérili-santes du passé. Mais Haïti ne put aménager la société nationale qui eût permis la destruction des structures zombifiantes de la colonisation. De même elle n'a pu mettre en mouvement des mécanismes internes de cohésion socio-économique, technique, culturelle, qui seuls peuvent rendre une société apte à devenir à la fois objet et sujet de ses initiatives créatrices, et à engendrer les facteurs objectifs, d'une véritable et somptueuse identité. Haïti, du fait de la trahison de sa pseudo-élite ne put intégrer l'affirmation de sa culture nationale à un effort technologique. Au lieu d'un tel processus qui requiert aujourd'hui la tension créatrice de nos sociétés, on eût en Haïti un processus d'intériorisation généralisée des vieilles servitudes coloniales ; et quand, au début du XXème siècle, impérialisme et indigénisation des structures du passé se reconnaîtront solidaires d'un même mouvement de régression sociale et de néo-zombification, la dialectique du maître et de l'esclave reprendra son cours qu'au début du XXème siècle la guerre de libération avait glorieusement interrompu. Tout sera alors prêt pour la crise généralisée de la société haïtienne. Un jour d'octobre 1957, le peuple haïtien se réveillera dans une torpeur plus étouffante que d'habitude, il ouvrira les yeux, il croira vivre un nouveau cauchemar colonial. Il finira par se rendre compte que ce n'est pas une nouvelle expédition de Napoléon qui débarque, ce n'est pas une nouvelle invasion de « marines », mais qu'il s'agit plutôt d'un formidable choc en retour, qui s'applique à intérioriser, au plus profond de l'être social du pays, les calamités vieilles et récentes de la néo-colonialisation. C'est une négritude totalitaire qui se réveille dans les draps de Papa Doc !

     L'idéologie de la négritude qui dans notre histoire avait répondu à un légitime souci de valorisation de nos composantes africaines vilipendées par les pseudo-élites, était transformée en une mythologie sinistre. Avec le pouvoir de Duvalier la négritude s'est retournée massivement contre le peuple haïtien. A l'abri d'une africanité mythique, illusoire, le pouvoir de Duvalier s'est réfugié dans des subjectivités délirantes et criminelles, qui font toucher au peuple haïtien le fonds même de l'infra-humanité. La négritude chez les meilleurs auteurs haïtiens avait été un concept éclairant, unifiant, une sorte de nouveau marronnage culturel qui s'articulait avec grâce au marxisme, en ajoutant à la rigueur théorique de celui-ci la ferveur de nos singularités antillaises. La négritude comme concept articulé à la recherche de l'identification, nous avait alors donné une perception nouvelle et rafraîchissante de nous-mêmes après des siècles de mépris et de profanation de l'homme noir. Mais avec Duvalier, l'idéologie de la négritude est devenue un obstacle aberrant qui marque l'épuisement historique d'un régime Social. Empêtrée dans des outrances hystériques, la négritude de Papa Doc se nourrit d'une herbe hallucinogène absolue ! C'est la chute verticale dans la fosse marécageuse où les concepts historiques attrapent toutes les mauvaises maladies, « toutes les dépravations, les sapies morales, les microbes et les virus de l'esprit. En Haïti, la négritude est maintenant la hache maléfique de la pseudo-décolonisation. La négritude s'est papadoquisée jusqu'à la moëlle. La négritude qui avait été un état de saine contestation des pouvoirs coloniaux est devenue un processus d'abâtardissement néo-colonial. Elle a assassiné le grand romancier Jacques S. Alexis. Elle a massacré de nombreux autres intellectuels de notre pays. II y a à peine deux mois, elle a plongé Haïti dans un nouveau bain de sang !

3 - Révolution et Identité


     Nous avons vu d'abord la question de l'identité dans ses rapports avec la domination coloniale, ensuite dans ses rapports avec une société nationale qui indigénise les violences du passé. Il nous reste à considérer maintenant ce mouvement de recherche de soi au niveau de ses articulations révolutionnaires, dans une société où la décolonisation coalise et intègre effort d'affirmation de soi et maîtrise de la technologie. C'est une telle entreprise qui se développe à Cuba. Je prends l'exemple de ce pays parce que c'est celui que je connais le mieux, étant donné que depuis les premiers jours de la Révolution, j'y ai trouvé un second foyer.

     A Cuba, la Révolution est en train de forger les conditions d'une véritable mutation culturelle de l'être humain. En même temps que le pouvoir révolutionnaire transforme radicalement les structures socio-économiques du passé colonial, il engage le peuple dans un processus socio-culturel de libération. Le pouvoir est à là recherche d'une synthèse entre libération sociale et émancipation des facultés culturelles de l'homme. Ce double effort de création est articulé à la révolution technique qui est la tâche primordiale qui confirmera la victoire sur tous les aspects matériels et spirituels du sous-développement. Le peuple cubain peut ainsi fonder reconnaissance de lui-même, sa nouvelle culture, sur un progrès technologique qui n'entraînera pas de nouvelles mutilations de la condition humaine. Cuba s'approprie la technique moderne, en ayant soin de l'intégrer à son propre dynamisme interne, à ses particularismes culturels. Ainsi conduite, la décolonisation ne risque pas de déboucher sur une assimilation aliénante à autrui. Il y a bien acculturation aux apports techniques de la modernité, mais cet inévitable effort pour sortir des affres du sous-développement se poursuit à travers une mutation des anciens rapports culturels et psychologiques avec l'Occident.

     A Cuba, la vieille zombification est combattue à tous les niveaux de la personnalité. Pour la première fois dans l'histoire Amériques, un pouvoir réellement décolonisateur, un pouvoir doué d'imagination et d'audace, s'applique à structurer avec vigueur les virtualités d'une identité fondée sur l'égalité, la dignité, la beauté de tous les hommes. La créativité révolutionnaire garantit la libération socio-psychologique des Noirs et des Blancs dans un processus d'intégration culturelle qui unifie chaque jour davantage les couches ethniques du pays et humanise les relations inter-raciales. La lutte pour identifier le paysan, l'ouvrier, 1'intellectuel, la femme, l'enfant — en un mot pour identifier la condition humaine dans une histoire qui n'est plus subie, — se poursuit avec la mise en place d'une pédagogie révolutionnaire qui est appelée sans aucun doute à rompre les circuits émotionnels, les vieux réflexes d'animalité que l'égoïsme et le racisme du capitalisme avaient implantés dans la conscience malheureuse des gens.

     Ne croyez pas cependant que je veuille vous offrir un tableau idyllique de l'expérience cubaine. La Révolution où qu'elle se produise, est toujours une entreprise complexe, épineuse, qui n'est jamais tout à fait immunisée, une fois pour toutes, contre les risques de schématisation et d'erreur. La révolution cubaine n'échappe pas non plus à cette règle de l'histoire et de la vie. C'est un organisme vivant qui lutte sans cesse, dans des conditions difficiles, pour atteindre un niveau toujours plus haut de connaissance, de conscience, et d'identification de soi avec soi.

     La force historique de la Révolution cubaine vient aussi du fait qu'elle se veut une entreprise morale, et qu'elle a refusé de reprendre à son compte la vieille séparation de la morale et de la politique. Ce souci éthique apparaît manifestement dans les principaux textes théoriques de Fidel Castro et d'Ernesto Che Guevara. « Il faut, a dit le Che, posséder une grande dose d'humanité, une grande dose de sens de la justice et de la vérité, pour éviter de tomber dans des extrêmes dogmatiques, scolastiques, froids, qui isolent des masses. Il faut lutter tous les jours afin que cet amour envers l'humanité vivant se transforme en faits concrets, en actes qui servent d'exemple, en actes de mobilisation ». C'est là l'une des préoccupations majeures du Pouvoir révolutionnaire cubain, dans sa pédagogie générale, dans sa praxis, dans sa politique culturelle, à tous les niveaux de sa création sociale. Ayant concilié l'efficacité de ses moyens d'action avec la vision morale de ses plus nobles fins, la révolution a pu combattre avec succès les dogmes et les fétiches de la pensée marxiste. Elle a trouvé ainsi son propre langage historique et ses formes particulières d'expression sociale, la ligne ascendante qui lui permet d'approfondir sans cesse les multiples problèmes, souvent d'une extrême complexité, que n'arrête pas de poser le développement économique, technique, culturel, dans la situation du blocus et du harcèlement impérialistes. C'est l'effort héroïque, cohérent et réfléchi, d'une communauté socialiste qui a mobilisé toutes ses énergies libératoires, ses ressources psychologiques, pour mettre à la place des dissonnances et des scandales archaïques du sous-développement, des structures irréversibles de solidarité et de fraternité humaine.

4 - Conclusion.

     Au terme de cette longue analyse, ma conclusion sera brève. Elle découle d'elle-même de mon exposé. Il n'est de décolonisation que révolutionnaire. C'est notre responsabilité d'hommes de culture d'aider nos peuples à prendre conscience de ce fait fondamental. La révolution est la seule force historique qui soit capable de conduire nos peuples respectifs vers le centre incandescent d'eux-mêmes, pour la reconversion et la mutation de leur histoire socio-culturelle. Avec la révolution, le peuple recommence cette histoire d'une manière pleinement créatrice. En faisant la révolution nous ferons en même temps notre identité, nous fonderons notre être individuel et social sur des bases historiques que nulle tempête néo-coloniale ne pourra plus jamais ébranler. Nous cesserons, dans le Tiers-Monde, d'être les septièmes fils du monde! Nous aurons toujours du sel pour notre raison et notre sagesse, pour notre savoir et notre imagination, pour notre tendresse et notre maturité. Et, avec les armes de la vérité, nos peuples participeront, en toute liberté, à l'élaboration d'une condition humaine véritablement universelle.
                                                                              La Havane. Juillet 1969