mario de andrade
pp. 51-55
culture et lutte armée
En intervenant dans le débat sur la culture et l'indépendance natioinale, les intellectuels d'Angola, de Guinée et du Mozambique présents à ce congrès voudraient cerner ce thème à la lumière d'un fait qui détermine l'existence de leurs peuples et conditionne leur engagement : la lutte armée.
II est devenu banal maintenant d'affirmer que la domination coloniale, acte barbare par excellence, bloque le développement de la culture d'un peuple. Parce que les structures sociales et l'autonomie politique sont profondément atteintes par l'impact de la conquête étrangère, la culture, en situation coloniale, cesse d'être un acte créateur.
Dépossédés de l'initiative de vivre selon leurs valeurs propres, les colonisés entament la lutte qui les conduira à sortir de la clandestinité historique. Pourtant, le terrain du combat est multiforme et semé de nombreux pièges. La partie adverse s'évertuera à entraîner dans son sillage, à intégrer dans ses conceptions du monde, une frange de la société colonisée.
L'illusion du colonisateur et en même temps son manifeste désir de mystification consiste à rendre sélectif un phénomène de domination qui par sa nature et dans ses ultimes manifestations se définit comme un système global. D'où l'échec du processus d'acculturation dans le cadre de la problématique posée par le colonialisme. Ni l'existence d'un groupe en état d'assimilation, disponible pour atteindre un degré élevé de la culture, ni le respect plus ou moins pratiqué à l'égard des « coutumes indigènes » ne suffisent à masquer la permanence de la question fondamentale : la culture repose nécéssairement sur des institutions sociales et politiques qu'un peuple se donne en toute liberté. En bref, la culture entretient avec la colonisation des rapports foncièrement antinomiques.
En revanche, avec l'irruption de la lutte armée de libération nationale, les contours de la vie culturelle d'un peuple colonisé commencent à se préciser. Au caractère de totalité dominatrice revêtu par le système colonial va s'opposer dans un premier stade l'engagement des hommes dans le renversement des structures sociales et politiques engendrées par l'occupation étrangère. Une telle contestation organisée à l'échelle du peuple dominé requiert des intellectuels le double engagement dans la destruction de vieux rapports et la construction de la nouvelle fraternité culturelle. Le déroulement de la guerre du peuple rend finalement anachronique l'angoissante préoccupation d'inventorier les « valeurs autochtones » pour affirmer, face au colonisateur, le relativisme culturel.
A des degrés divers et avec plus ou moins d'ampleur, l'Etat colonial portugais présente déjà depuis quelques années, le visage d'un monde en décomposition. En Angola, en Guinée et au Mozambique le système colonial se désagrège par l'assaut conjugué des forces nationalistes. Et la lutte armée porte en elle-même la solution de la contradiction entre la colonisation et les aspirations de nos peuples à l'indépendance nationale.
Ayant repris par cette voie l'initiative de détruire les fondements de la colonisation, nous sommes en mesure de réaliser le déblocage de la culture. Dès l'instant que le sort des armes se décide en notre faveur dans les zones de combat, on assiste à l'effondrement graduel de l'édifice sur lequel reposait la domination coloniale. Le Parti politique organise sa présence et c'est autour de lui que s'établit le moteur de la culture.
Le programme de reconstruction poursuivi dans les régions libérées de la contrainte coloniale traduit dans les faits la reven-dication première de l'homme colonisé, à savoir, la réconciliation de son être avec sa nature. Le Parti politique est armé, économique, culturel et physique. On voit se dérouler une série de doubles processus de destruction et de construction : économies, sociétés, institutions politiques qui fondent l'émergence de l'homme nouveau.
Le Parti qui a prise sur les plans du réel, fait entrer sur la scène de l'histoire nationale les notions et les habitudes permettant l'éclosion et la promotion culturelles. Avec la rationalisation de la production agricole et le renforcement de la vie collective, les écoles insèrent nos sociétés dans le monde.
La signification ultime du combat pour la culture, au sein du Parti politique, se ramène donc au combat pour la libération de la nation qui, comme l'affirmait Frantz Fanon, est la « matrice matérielle à partir de laquelle la culture devient possible ».
Il est à peine besoin de rappeler que le bilan de l'action culturelle réalisée par le Parti politique, au cours d'une décade de lutte armée, ne souffre aucune comparaison possible avec l'entreprise d'obscurantisme menée par la domination coloniale, au long des siècles. L'aridité des chiffres nous retient de citer ici les résultats obtenus en matière d'alphabétisation des adultes, scolarisation des enfants ou de formation de cadres.
Dans le cas qui nous concerne, les hommes de culture de notre g»énération ne se sont pas situés, pour la plupart, latéralement aux partis politiques, mais bien au contraire, en leur sein.
Le combat qu'ils menèrent dans la phase précédente déboucha sur une maturation de la conscience nationale. L'exaltation du patrimoine spirituel de la tradition africaine, loin d'être une attitude figée, visait à éclairer la route conduisant à assumer les responsabi-lités actuelles. D'avoir fourni les armes culturelles de la contestation coloniale, puis d'avoir intégré le noyau des premières organisations politiques, les intellectuels demeurent aux postes avancés de notre combat libérateur. Il leur revient le rôle de mieux expliciter, afin de les éliminer, les mécanismes à travers lesquels s'exerçait la dépersonnalisation coloniale-économique pour les besoins de la traite, antagonismes entre les groupes ethniques, création de mentalités de dépendance, stagnation sociale, obscurantisme culturel. Pour redéfinir à l'intention du peuple la place de la culture dans le processus de formation des nations, les intellectuels interprètent les mutations engendrées par la lutte armée. Toutes les manifestations par lesquelles les peuples appréhendent leur situation spécifique et regardent leur univers subissent un changement radical.
On voit apparaître la personnalité culturelle qui donnera un sens à l'émergence de la nation.
En s'identifiant avec le contenu révolutionnaire des mutations en cours, les intellectuels apprennent de nouvelles formes d'expression.
Une nouvelle littérature surgit dans le feu du combat.
Les écrivains qui jusqu'alors percevaient dans leurs œuvres les réalités de la nuit coloniale actualisent leur thématique.La note dominante de l'expression poétique cesse d'etre le refus de l'assimilation à l'autre pour devenir essentiellement l'exaltation de l'émergence de la lutte armée. Eveilleur des consciences, c'est le poète qui fixe pour l'histoire la rencontre entre le peuple et son combat.
Lève-toi et marche fils d'Afrique.
Lève-toi noir écoute la clameur du peuple.
Afrique, justice, liberté
Prends conscience va sur les montagnes.
Pieds sur terre prends les armes.
(Kaoberdiano Bambara)Et les chants de la vieille négritude sont étouffés par le crépitement de ces « armes miraculeuses » :
Ton fusil va briser toutes les chaînes
ouvrir toutes les prisons
tuer tous les tyrans
restituer la terre à notre peuple.
Mère il est beau de lutter pour la liberté.
Il y a un message de justice
Dans chaque balle que je tire.
(Jorge Rabelo)
Au niveau de la création populaire, l'évolution des esprits est encore plus sensible. Le chant de l'époque de la clandestinité tribale drainait les souvenirs, établissant à peine, les liens de complicité nécessaires à la survivance de la communauté. Voici que la guerre libère les initiatives créatrices et la nouvelle expression artistique en est le vivant témoignage.
La vie est marquée par l'affrontement direct avec le colonisateur, signifié par les armes.
D'autres mains battront les tam-tams de victoire de la guérilla en Guinée :
Va donc dire aux Portugais
qu'ils en finissent de faire peur dans la brousse
Car il y a du sang neuf
qui épaule le fusil
car il y a du sang jeune
pour défendre la patrie
Seulement le feu te fera partir
ahi Portugais
Seulement le feu du fusil
Seulement le doigt sur la gâchette
te fera partir.
Mais la lutte armée contient ses exigences esthétiques.
Sur le plan de la littérature, par exemple, cette exigence se manifeste, à l'heure actuelle, par la recherche d'un langage qui, venant du peuple, parle au peuple. Avec la charge de notre émotion révolutionnaire, la signification intentionnelle donnée aux mots de la langue imposée par la colonisation ainsi que l'éclatement de ses structures classiques par l'insertion du corps linguistique africain, amorcent une révolution sémantique.
En somme, l'affirmation de notre personnalité culturelle se dessine dans le temps à travers les diverses phases des combats livrés contre la domination coloniale. Cette longue et douloureuse quête d'authenticité qui débouche aujourd'hui sur la recouvrance de la souveraineté nationale, nous l'avons vu, est légitimée par les hommes de culture qui militent au sein du parti politique.
L'axe central de notre action, dans ce combat tricontinental pour le développement culturel de nos peuples ne se situe plus dans l'appel à la compréhension de l'Occident sur nos différences ou sur notre spécificité. N'est-ce pas l'Occident le refuge privilégié des anciens combattants ? Consolider les nations, approfondir les options révolutionnaires — tel semble être le prix de notre participation à l'humanisme démocratique et universel. En d'autres termes, la rénovation des contacts culturels et l'interpénétration des civilisations passe désormais par la rencontre des faits révolutionnaires. Que le lieu d'élaboration de cette nouvelle saisie du monde soit à Cuba, territoire libre de l'analphabétisme et de l'ignorance, c'est là un signe des temps.
Et cette révolution qui sera un acte poétique par excellence nous la voulons encore une fois « pour la faim et la soif universelles ». Puissions-nous étendre la ceinture de feu, au-delà de nos frontières...