condetto nenekhaly camara (guinée)

pp. 47-50

conscience révolutionnaire, idéologie et culture


     (...) « Les circonstances historiques qui ont conduit à l'indépendance de la Guinée le 28 septembre 1958 sont suffisamment connues en raison des répercussions profondes et durables qu'elles ont suscitées dans toute l'Afrique. Le régime qui a été mis en place, fondé sur la démocratie nationale pour sa politique interne, et le non-alignement pour sa politique extérieure a été apprécie par beaucoup et décrié par certains. La conduite des destinées d'un peuple suppose un choix politique qui peut être intangible et de moyens qui, eux, peuvent ne pas permettre de parvenir immédiatement à la réalisation des objectifs fixés. Si l'on se souvient que la Guinée est un pays de 4 millions d'habitants, mais doté de ressources potentielles économiques de première importance, l'on comprendra pourquoi la colonisation s'est ingéniée à y entretenir une permanente instabilité sociale. La vie politique organisée y était inexistante, si l'on excepte les antagonismes destructeurs qui dressaient les groupes ethniques les uns contre les autres. C'est le mérite du Parti Démocratique de Guinée d'avoir donné au peuple une conscience collective patiemment forgée et éduquée, dans la meilleure tradition de la lutte pour les idéaux démocratiques et révolutionnaires. Vingt années n'ont pas été de trop pour combattre le tribalisme, liquider le féodalisme et vaincre l'irrationalisme religieux. Tout au long de cette période, pas un instant le peuple de Guinée n'a dévié de la voie qui lui indiquait le but suprême à atteindre par l'édification d'une patrie véritablement socialiste. Bâtir une nation à partir d'un Etat créé presque ex-nihilo n'est pas entreprise aisée, d'autant plus qu'une telle action allait en contre-courant de ce qu'enseigne révolution historique des autres peuples, selon laquelle l'édification de la Nation a précédé celle de l'Etat. Des difficultés nombreuses ont surgi, inspirées et accentuées par les tentatives d'agression et de complots impérialistes qui visaient à déconsidérer le régime guinéen et à le mettre à genoux. Mais loin de connaître l'échec, notre peuple s'est aguerri à cette lutte, a renforcé et trempé ses énergies, aiguisé et élevé sa conscience. Le système de démocratie nationale ou la politique de non alignement préconisés et pratiqués par le P.D.G. ont été des moyens qui nous ont permis d'asseoir et de consolider la cohésion nationale au sein de notre peuple. Mais aucun démocrate véritable, aucun révolutionnaire conséquent n'a jamais mis en doute les options fondamentales de la Guinée, à savoir : l'engagement anti-impérialiste, la libération intégrale des hommes au travers d'institutions et de structures véritablement démocratiques et socialistes. Pour le Parti Démocratique de Guinée, la valeur et le bien majeurs à rechercher sont la satisfaction pleine et entière des aspirations collectives et individuelles du peuple, la réalisation de ses idéaux. II a libéré les consciences, émancipé la Femme, assaini les mœurs, mis l'accent sur la vocation révolutionnaire de la Jeunesse. Il organise pour y parvenir des structures économiques destinées à assurer le partage égal des richesses et des biens au profit de tous.

     Un tel programme, vaste et ambitieux — mais combien légitime — suppose et implique l'élaboration, l'adoption, et la mise en œuvre d'un important programme culturel. Ceci explique et justifie la campagne nationale permanente engagée contre l'analphabétisme et l'éradication de tous les vestiges et séquelles de la mentalité rétrograde et réactionnaire antérieurement forgée par le colonialis-me, l'impérialisme et le néo-colonialisme. Reconversion des mentalités, réhabilitation de la culture et de l'art africains, élévation et culte de la dignité de l'homme africain, apport et contribution dynamique à la construction d'une véritable civilisation de l'Universel, ces mots d'ordre et cette action qui traduisent la mission culturelle du Parti Démocratique de Guinée et du peuple de Guinée s'identifient à ceux que prétendent ambitionner d'autres Etats en Afrique. Mais la différence entre eux et la Guinée réside tant dans les options politiques et idéologiques qui les sous-tendent que dans l'importance et la nature du rôle que joue le peuple.
     En cette époque de standardisation de la culture, grâce aux puissants moyens d'information et de communication, le confusionnisme guette les esprits peu avertis. Il nous faut donc être clair et définir la ligne de partage qui sépare les pays africains révolutionnaires et ceux qui gravitent dans l'orbite néo-colonialiste.

     Au lendemain de la première guerre mondiale, avant même la grande crise économique de 1929 qui ébranla le monde capitaliste et au moment où l'Occident doutait de ses tables de valeurs et les remettait en cause, apparut la chance de l'Afrique. Le mythe de l'universalisme gréco-latin venait d'être exorcisé et la découverte de l'Art et de la Civilisation nègres fut saluée dans le monde comme la bouée de salut. Un salut — précisons-le — qui n'était pas destiné aux peuples d'Afrique, mais à leurs dominateurs. Cette période est celle de l'engouemcnt nègre que littérateurs, peintres et essayistes s'attachèrcnt à marquer et à illustrer par leurs œuvres, en fondant une esthétique nouvelle. Mais de l'écriture picturale et de l'art littéraire à l'éthique, le chemin n'est pas loin toutefois, qui fut vite franchi. Car l'on ne peut séparer les valeurs des motivations intellectuelles qui les engendrent. D'où également une ouverture vers la connaissance des civilisations et des cultures africaines à la suite notamment des travaux de Léo Frobénius, le grand ethnologue allemand.

     Le processus de restitution aux hommes d'Afrique des qualités humaines, intellectuelles, et morales qui leur avaient été niées jusqu'alors était engagé. On eût pu croire que ce mouvement intellectuel eût abouti à la libération intégrale de l'Afrique et de ses hommes. C'était là mal juger les intentions de l'imptérialisme et oublier qu'il ne pouvait renier sa vocation fondamentale : celle de l'exploitation éhontée des hommes et des richesses des pays coloniaux. Elle demeure toujours valable l'analyse de Marx relative à la contribution décisive des pays coloniaux, à l'accumulation du capital dans les pays impérialistes comme reste toujours actuel le phénomène de la paupérisation des classes exploitées qu'il a dénoncé. A l'impérialisme s'est substitué donc le néo-colonialisme, entreprise d'autant plus machiavélique qu'elle se réalise et se développe avec la complicité active et consciente des classes dirigeantes des pays neufs. Cette apparente digression n'est pas inutile pour comprendre les formes modernes de l'aliénation économique et culturelle que subissent nos peuples.

     Loin que la découverte par l'Occident des trésors de la civilisation africaine conduisît à une plus grande et à une meilleure compréhension des relations inter-humaines entre peuples, elle aboutit à une nouvelle mystification qui apparaît aujourd'hui dangereuse pour l'émancipation complète des peuples déshérités. Bergson avait réclamé pour l'Europe — on s'en souvient — « un supplément d'âme » — pour combler le vide intellectuel et moral ouvert par l'éclosion de la civilisation de la technique déshumanisatrice. Et l'Occident avait cru trouver des raisons de sa survie en Afrique commise, à son corps défendant, à cette tâche de salvation d'une civilisation qui lui était étrangère. Mais toutes choses étant égales par ailleurs, cette évolution provoqua une réaction dont Négro-américams, Antillais, et Africains s'emparèrent à leur tour pour affirmer leur personnalité.

     Le Manifeste du New-Négro de Alain Locke et de Langston Hughes, puis celui de Légitime Défense d'Etienne Léro et de ses pairs, l'invention de la Négritude par Aim»é Césaire et Léopold-Sédar Senghor à la suite de William Burghardt du Bois et de Jean Price-Mars, apparurent comme des actes revendicatifs d'une égalité raciale sur le plan de la culture pour autant que l'Occident les avait tolérés et tenus, pour ainsi dire, sur les fonts baptismaux. L'on ne peut dire cependant que ce furent là des mouvements amples et profonds surgis des masses et destinés à révolutionner la condition des Noirs. Du reste, cette ambiguïté dans la formulation et l'expression des objectifs prescrits à ce combat culturel cachait mal des intentions racistes qui ne pouvaient déboucher que sur un cercle vicieux. Doit-on combattre les préjugés raciaux en suscitant une idéologie elle-même raciste ? Nous ne mettons nullement en cause la valeur et la portée historique du concept de la Négritude en tant que moment d'une conscience de révolte qui a su mobiliser les premières élites des peuples africains pour les insérer dans le courant général de la promotion et de l'élargissement des valeurs humaines et universelles. Une thèse qui au départ, a été forgée comme une arme conjoncturelle de lutte, ne pouvait devenir une idéologie singularisant une catégorie d'iiommes et aboutissant, mutatis mutandis, à les mettre en marge de révolution historique. Cernons encore davantage le problème. Les valeurs que prône ou défend l'idéologie de la Négritude sont-elles spécifiques aux Nègres, liées au taux de mélanine que contient leur sang ? Ou bien l'émotion est-elle nègre et la raison hellène pour reprendre la malheureuse expression de Senghor ? C'est faire peu cas des enseignements de l'Histoire et nier « l'unité profonde de la nature humaine ». Les traits qui aujourd'hui font, à tort, la fierté et l'honneur des tenants de la Négritude appartiennent au fonds commun de l'Humanité et ont marqué le visage des civilisations de tous les peuples. Le romantisme de la nature, la communion avec les forces telluriques, la simplicité et la candeur des mœurs sont des valeurs que conserve encore la mémoire des peuples. Homère, les bilines russes et d'autres littératures anciennes de nombre de peuples dans le monde en apportent la preuve. Il y a quelques années, un chercheur de la République Démocratique Allemande écrivait à la direction de l'Institut National de Recherches et de Documentation de Guinée pour lui signaler de troublantes similitudes qu'il venait de découvrir entre l'épopée mandingue de SOUNDIATA, recueillie et transcrite par le jeune écrivain Djibril Tamsir NIANE et celle, mésopotamienne, de Gilgamesh. L'œuvre poétique de Nicolas Guillen évoque de profonds et larges échos en la compréhension et l'imagination des Africains. Bien sûr, les protagonistes de la Négritude diront qu'elle n'exprime que son atavisme nègre et des résonances natives ! Mais celles de Neruda, Borges, Octavio Paz, de Miguel Angel Asturias transposant à peine les mythes et les légendes de leurs pays révèlent une sensibilité qui arrache aussi les entrailles et nous émeut de troublante manière. A ce compte, la Négritude serait la Civilisation Unique de l'univers, puisque partout l'on pourrait y déceler ces traces !

     La vérité est que l'Afrique vit un stade de son développement qui privilégie encore les manifestations et l'expression de ce que l'on pourrait appeler le fonds culturel des civilisations paysannes qui furent toutes largement orales. Il faut voir en cela la preuve de l'existence de ce phénomène de la convergence des cultures que certains ethnologues modernes comme Leroi-Gourhan en France ont si lucidement analysé. Tous les peuples, placés dans des situations historiques comparables donnent naissance à des cultures qui partagent entre elles de communes ressemblances ; les formes d'expression peuvent revêtir des aspects variés, témoignant d'affinités électives particulières, mais le fonds reste universel. C'est ce que le mouvement dit de la Négritude n'a pas su discerner et comprendre.

     Et l'Occident, heureux de l'aubaine, n'a pas manqué de renchérir sur la mystique nègre, sur le sensualisme venu d'Afrique pour sauver le monde !

     Les sociétés africaines pouvaient donc se complaire dans un faux narcissisme, à la manière de ces chiens fous qui tournoient sans cesse sur eux-mêmes pour embrasser leur queue. L'impérialisme, dans sa quiète mue néo-colonialiste continuait de pratiquer et d'entretenir son système d'exploitation des peuples.

     La révolution culturelle conduite en Guinée est de celles qui portent un coup mortel à la théorie de la Négritude Erigée en doctrine, la Négritude ne pouvait être combattue que par une politique culturelle consciente et conséquente élaborée et mise en œuvre par tout un peuple pour hâter et réaliser son développement. Il faut se convaincre que la culture est facteur de développement, un facteur décisif dans la mesure où l'acquisition de nouvelles techniques culturales et l'édification d'industries nationales supposent l'éclosion d'une mentalité de progrès et la conquête d'un outillage intellectuel scientifique et technique dont un peuple ne peut se doter s'il ne s'est donné un programme et des instruments éducationnels en rapport avec les impératifs du siècle (1).
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(1)      Se reporter à l'essai intitulé « Révolution et culture en Guinée » paru dans le journal  « Horoya » (Conakry en septembre 1957) et dans
           « Tricontinentale », la Revue de l'Ospaal
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