pp. 56-68
Né à Asilah le 22 novembre 1936
1955-62 Académie des Beaux-Arts de Séville. Madrid. Rome.
Paris
1962-64 Rockefeller Foundation Fellowship, New York
1962 Professeur Assistant en Peinture, au « Minneapolis
School of Art », Minneapolis, Minnesota, USA
1964-68 Professeur de Peinture, Sculpture et Photographie à
l'Ecole des Beaux-Arts de Casablanca
1959-60-62-63 Expositions personnelles, Galerie de T. Alliata, Rome
1963 Exposition personnelle à la Little Gallery, the Minneapolis Institute of Art, Minneapolis, USA
1965 Expositions personnelles à Rabat et Casablanca
1960 Contemporary Italian Art, au « Illinois Institute of
Technology and Design », Chicago, USA
1962 5 Kunstler aus Rom, Galerie S. Bollag, Zurich, Suisse
1963 Hard Edge and Géométrie Painting and Sculpture, au
Musée d'Art Moderne de New York
Thé Formalists, Washington Galery of Modem Art,
Washington D.C.
Three Painters, Gallery of B. Schaeffer, New York
8 artists from Rome, au Minneapolis Institute of Art,
Minneapolis, USA
« IVe Biennale Internazionale d'Art », République de
San Marin
1964 World Show, à la Washington Square Gallery, New York
1965 Mostra « Immagini di Spazio », Galleria Feltrineiïi, Rome
Exposition Petit Format, Bridge Gallery, New York
1966 Exposition Groupe Chebaa-Belkahia-Melehi, Rabat
Festival des Arts Nègres, Dakar
1967 Exposition Internationale de Montréal
Exposition personnelle à Casablanca
Réside à Casablanca
1
J'avais pris trop tôt l'habitude de faire un travail personnel où l'imaginaire jouait un grand rôle, pour accepter l'enseignement de l'Ecole des Beaux-Arts ou, plus tard, celui de l'Académie. En peinture, il m'était impossible de suivre les cours d'un professeur. C'est pour cela qu'une fois en Espagne, j'ai commencé à étudier la sculpture, car on y traite avec des dimensions terrestres, des formes géophysiques. On y conserve beaucoup plus sa liberté de création. Dès ce moment, j'ai été très préoccupé par l'approfondissement des recherches dans l'espace matériel. Une recherche de formes devait être exécutée à travers une action physique : il s'agit de construire un volume dans le vide. Or, en Espagne, tous les sculpteurs que je côtoyais à l'Académie, faisaient à ce moment-là des Christs, des crucifix. J'ai fui cette situation, non par préjugé religieux, mais parce que je ne partageais pas cette étroitesse d'engagement et ce statisme.
L'expérience académique de Madrid se termina un jour après une visite à l'exposition du peintre espagnol Manolo Millares (du groupe El Paso). Millares exposait des tableaux en toile de jute avec des clous et des coulées de peinture noire et blanche. Ce même jour à l'Académie, dans l'atelier de dessin où j'étais inscrit, quarante élèves dessinaient un nu. Je me trouvais alors entre le nu académique et la toile de jute de Millares. Je choisis la réalité expressive de la toile tourmentée et refusai le nu.
En 1957, je quittai Madrid pour étudier et vivre à Rome.
Mon arrivée en Italie a coïncidé avec des événements importants. On sait qu'après la dernière guerre, c'est en Italie que s'est le plus manifesté un renouvellement du goût sur le plan esthétique. Ce pays se trouvait dans une période de fermentation qui favorisa le développement de mouvements artistiques nouveaux.
Devant cette situation, j'ai pensé que pour arriver à une expression propre, il me fallait d'abord digérer. J'ai fait toutes sortes d'expériences : Action Painting,(*) peinture organique,(*) peinture spatiale,(*) dripping,(*) collage(*). J'essayais toutes les possibilités de graphisme et d'incision sur la surface, toutes les techniques. Période de recherche donc.
Mais je sentais que cette peinture que j'expérimentais ne correspondait qu'à un académisme du temps actuel. Ces techniques ne représentaient pas pour moi la même chose que pour un occidental. Elles étaient, dans le contexte européen, une tentative de libération en vue de déboucher sur des formes et des contenus neufs. Je n'avais personnellement aucun complexe de passé artistique et ces expériences n'étaient pour moi que des éventualités d'options. Je sentais bien que ce n'était pas ma propre culture que je filtrais, que j'organisais ou remettais en question. Je n'étais là qu'en tant qu'observateur. Mon activité fut le résultat de cette observation.
L'avantage, c'est qu'au lieu de suivre le conformisme européen, l'académisme statique, j'ai poursuivi une démarche de remise en question locale révolutionnaire en essayant les méthodes les plus avant-gardistes que les artistes européens voulaient imposer à leur société. Cette expérience a été possible en Italie plus qu'elle n'aurait pu l'être en France ou ailleurs à cause de la démocratie qui régnait entre les artistes à Rome et de la spontanéité des contacts.
Mais il y eut un moment où je n'avais plus besoin d'investiga-tions multiples et où je pris des décisions. Un choix s'imposait pour moi. Ainsi, la première période qui a été le début d'une recherche suivie fut celle du collage. Je trouvais dans le collage des choses que j'ai toujours aimées : le travail manuel, l'action, le contact physique avec la couleur, la forme, l'élimination du pinceau, de l'outil comme intermédiaire entre l'artiste et la toile. Dans le collage il y a une grande contribution de la part de l'artiste. On vit réellement l'objet. Le collage procure une satisfaction physique, animale. J'ai réduit le collage à l'essentiel : verticalisme et couleur noire. Dans le noir, je trouvai le vide et le calme. Dans le sens vertical, le rythme de l'être humain. Pour moi tout ce qui est vertical est vivant. La pluie tombe verticalement, on prie verticalement, le numéro un est vertical. La végétation pousse sur la terre verticalement. Une bande verticale à côté d'une autre signifie ordre, succession et continuité. C'est cet ordre, que je voyais manquer dans le monde créé par l'homme, que je projetais dans mes collages.
C'était à ce moment-là, la vogue du Zen en Italie. Appartenant à une culture islamique, l'initiation à cette doctrine ne m'a pas été difficile. Grâce au Zen, j'ai commencé à redécouvrir aussi ma propre culture tout en étant en Occident. Ce qui m'attirait dans le Zen était une discipline de libération de tout attachement à une forme ou une idée donnée. C'est une philosophie de discipline personnelle, à travers des méthodes précises. Il faut arriver à détruire l'idée d'un objet. Voir dans l'objet un autre objet. Libération de tout conditionnement pour aboutir à une intégration à l'objet même. Cette morale que le Zen apporte est très importante pour la libération d'un artiste car celui-ci se forme toujours selon un conditionnement esthétique et social. Il n'y a pas d'artiste-né. Les méthodes de discipline du Zen sont très utiles pour l'artiste qui vit toujours un conflit de réalité et de non-réalité. L'artiste peintre se forme dans la contemplation (inconsciente d'abord), la faculté d'observer son entourage. Il voit un arbre par exemple. Après il se déplace et l'arbre n'est plus devant lui. Il ne reste en lui que l'idée d'arbre et le mot arbre. L'artiste a en plus du mot et de l'idée, l'image de l'arbre II se trouve alors en face de deux arbres : le réel et le non-réel. Ceci est un conflit. Il ne sait pas sur quoi doit porter son intervention artistique.
La discipline Zen peut consister dans une contemplation de l'arbre selon le schéma suivant : il faut tellement regarder l'arbre jusqu'à parvenir à ne plus le voir, pour le voir.
Le but du Zen, en gros, est l'illumination qui vise au détache-ment total de la réalité matérielle.C'est là une vision qui se rapproche énormément de notre façon de voir le monde. Dans le Zen, il y a aussi une absence totale de rationalisme. Culturellement, nous ne sommes pas non plus rationnels.
Dans une situation de stérilité, le peintre occidental a découvert cette nouvelle vision. L'intérêt des peintres occidentaux pour la philosophie Zen prouvait qu'ils se trouvaient dans une situation de contestation par rapport à leur propre culture.
Personnellement, cette rencontre m'a permis de me dégager de toute méthode académique et de toute tradition coloriste. J'ai trouvé dans la culture Zen une assurance qui m'a permis de partir de zéro. Ma connaissance du Zen n'a pas été importante uniquement sur le plan artistique, mais aussi sur le plan moral. Je jouissais à l'époque d'une très grande tranquillité. Tous mes complexes étaient levés. Il n'y avait plus place à un complexe d'infériorité en face d'une culture qui trouvait dans une morale orientale très proche de la mienne une matière de renouvellement et de remise en question. Ceci était très important pour ma condition d'artiste en Europe. Cette confiance en moi-même m'a ouvert d'énormes possibilités et m'a permis de traiter des sujets sans complexes.
La deuxième étape qui a compté beaucoup pour moi fut mon séjour en Amérique (1962-1964). J'avais toujours été attiré par les U.S.A. Je connaissais déjà la peinture américaine d'après-guerre dans laquelle j'avais découvert des recherches, des conceptions de matière et d'espace nouvelles. Ce désir d'aller en Amérique représentait aussi pour moi le fait de m'éloigner d'un continent où il y avait encore une polémique entre tenants de l'art académique et ceux de l'art non-académique.
Mais je dois dire que ce n'est pas tellement la peinture en Amérique qui a contribué à un changement dans mon travail, c'est plutôt le pays, le mode de vie.
L'Amérique est un pays où la vie est presque uniquement extérieure. Tout débouche sur la rue. Tous les efforts de l'homme sont exposés dehors, ce qui crée un environnement optique des plus frappants.
La première préoccupation de l'artiste américain est son rapport avec la société. La civilisation américaine se reflète dans l'art beaucoup plus qu'en Europe. L'art américain témoigne des dimensions géographiques, de la violence du continent (la foule, l'autoroute). En Europe, on en reste à la ruelle (il n'y a qu'à voir par exemple les dimensions des tableaux en Amérique par rapport à l'Europe). Il y a aussi une recherche de l'identité dans l'art américain d'après-guerre qui m'a beaucoup éclairé : les peintres américains ont en effet découvert récemment qu'ils ne participaient pas véritablement à l'histoire européenne. Ce qui a provoqué la naissance aux USA d'une esthétique nouvelle qui reflète des attitudes mentales, un mode de production et de consommation nouveaux.
Graduellement, pendant mon séjour à New York, j'avais pris conscience de la Science et de sa relation avec l'Humain. Ma peinture se convertit en maître pour moi (j'apprenais seulement après avoir peint, car la peinture, qui venait de moi, m'apprenait ce que je ne savais pas consciemment).
J'ai entrepris des recherches (parfois rigoureusement planifiées, parfois instinctives et accidentelles) notamment avec les carreaux et le motif de l'onde. Les carreaux n'étaient pas des éléments décoratifs, mais faisaient partie d'une signalétique dans les rapports qui régissent la science et l'humain. L'onde me donnait la musique, le mouvement. Elle est vibration. Elle est aussi la communication dans l'espace. Elle représente le ciel, la femme, la sensualité, l'eau, le rythme des pulsations. Elle est calme. Pour un peintre d'aujourd'hui, le problème de la « nature morte » ne se pose plus comme autrefois ; la découverte d'une nouvelle nature lui a suggéré un langage nouveau.
Mais une fois de retour au Maroc, je me rendais mieux compte que pendant les 10 ans que j'avais passés à l'étranger, je vivais dans une situation de non-identification. Je ressentais aussi toute la nécessité d'une intégration totale et d'une action du dedans.
De plus, en Amérique, j'avais découvert le sentiment du continent et j'ai ressenti toute la possibilité de m'identifier à un continent comme l'Afrique.
Il faut dire enfin que je revenais d'un pays où j'avais vécu unediscrimination. Aux USA, je ne représentais en mon propre nom qu'une absence culturelle. A mon retour, je devais chercher avec urgence cette culture qui me manquait à l'étranger.
2
L'art islamique s'est toujours éloigné d'une réalité conventionnelle, même quand il fut « représentatif » * (1). On constate qu'il y a eu toujours dans cet art une disproportion intentionnelle qui vient en vérité d'une liberté d'interprétation, non pas d'une gaucherie d'exécution. C'est pour cela que je n'accepte pas cette assertion maintes fois répétée que l'art arabo- musulman a refusé la représentation à la suite d'une interdiction religieuse.
Quant à la culture classique occidentale, elle idéalisa toute chose. C'est pour cela que dans la représentation du corps humain, elle recherchait le prototype physique de l'homme parfait. Un artiste d'origine gréco-latine exprime une pluralité idéaliste. L'art à cette époque était au service du mythe et des croyances religieuses. Ceci a conditionné l'exécution plastique. L'artiste obéissait à un diktat de croyances qu'il représentait selon sa vision de la vie quotidienne. C'est une vision anthropomorphiste de l'art.
L'art arabo-musulman relève d'une toute autre morale. La société musulmane est monothéiste. L'Islam n'est en aucune façon pour une polyidéalisation. En dehors de l'idée de Dieu, le reste est un monde matériel condamné à la destruction. Toute idéalisation se trouve alors concentrée sur l'existence d'un seul dieu. L'artiste ne pouvait donc idéaliser un monde provisoire
d'illusion. La mentalité arabe est essentialiste. L'arabe accepte le réel. La réalité ne le défie pas, ne l'intrigue pas. Une fois que l'arabe absorbe la nature physique, il va à la recherche d'une autre réalité, cette fois indestructible.
L'art figuratif est une pure invention et un besoin d'une société de classes. L'Islam, dans son esprit, n'a pas favorisé le développement de classes sociales. Cette absence de classes déterminées n'a pas créé une sorte d'état-major qui pouvait diriger exclusivement l'art (comme le clergé en Europe). L'exécution artistique est restée libre et à la portée de n'importe quel membre de la société. Le but de l'art dans le monde islamique (comme nous le constatons en ce qui concerne l'art populaire au Maroc) est pour cela fonctionnel.
La morale bourgeoise exige qu'un « bon » art soit une source d'énigmes, de merveilles et de « beauté ». La valeur artistique ne s'exprime selon cette morale que dans les choses difficiles où il est exigé une très haute bravoure. Cette exigence a condamné beaucoup d'artistes en Occident, qui, aux yeux de cette société, ne remplissaient pas les conditions de savoir-faire et de perfection.
Pour une mentalité conformiste, l'art géométrique, par exemple, est un art banal, d'accès facile, et qui manque d'érudition (2). L'art géométrique aurait été employé pour orner et remplir des vides. On a pensé à la géométrie seulement en tant qu'expression linéaire plate mais non en tant qu'expression spatiale. Si les Arabes ont développé l'art géométrique, ils l'ont fait avec la même vigueur qu'ils ont développé dans les sciences mathématiques. L'art géométrique arabe ne reste pas au niveau linéaire, comme il le semblerait à première vue, il correspond à une géométrie en profondeur, qui laisse une ouverture à une pluralité de suppositions mentales. Une culture qui a donné des personnalités comme El Khawarizmi est forcément capable de produire parallèlement des penseurs en expression plastique.
Les chiffres sont des formes très compréhensibles à la lecture au même degré que le triangle, le carré et le cercle. Une fois les chiffres combinés, ils nous proposent une formule mathématique qui crée un raisonnement et débouche sur un exercice mental. Au même titre, les trois formes géométriques de base combinées peuvent à leur tour nous proposer un monde infini d'imaginations optiques. Notre art propose plutôt une contemplation qu'une réalité congelée. Notre art qui apparaît statique et synthétique est un art du transcendantal, de la mobilité et de la vibration. Cette mobilité et vibration restent les seules intrigues pour le spectateur où se manifestent un message et une éducation visuels. C'est un art qui ne fait pas appel dans sa communication à une culture littéraire ou historique. Lorsque l'artiste occidental peint une scène historique, le spectateur doit connaître l'événement pour mieux consommer l'œuvre. Notre art au contraire est permanent, présent et accessible à tout individu indépendamment de sa formation ou de sa culture. Art non limité, forcément, à une dynastie des styles ou des périodes. Notre culture a donc élaboré un art universel sur le plan de la consommation.
Notre culture enfin n'est pas une culture de deuil. Nous n'avons pas le sens du macabre ni l'obsession de la mort. Le sens de la culpabilité n'existe pas chez nous. Donc, nous n'avons pas de préoccupations de ce genre.
Toutes ces données ont permis, dans la période précédant le développement industriel, l'épanouissement de l'art et de la culture dans la société musulmane,
Notre art national est à l'opposé de ce que fut la Renaissance en Europe car la tradition plastique marocaine ne fait pas non plus allusion à la représentation. Elle n'a pas besoin de perspective. Elle n'est pas tri-dimensionnelle. L'art marocain pur est un art angulaire où l'on oppose deux entités à valeur égale. C'est un art très franc.
L'art de la Renaissance européenne mettait l'accent sur le rationalisme, le tri-dimensionalisme. Il insistait pour faire voir une réalité, tel que l'intellect peut la percevoir. Il utilisait pour cela des canons (perspective, harmonisation des dimensions, structuralisation plus intellectuelle que visuelle, méthodes rationnelles). La Renaissance fut à l'origine de l'académisation de l'art. Elle était une nécessité de l'homme cultivé.
Aujourd'hui on ressent le besoin d'une renaissance plastique différente. L'op art en est un exemple, car son but est avant tout visuel. Avant, la forme carrée (le tableau) était un trou. Il devait représenter une ambiance. Aujourd'hui, il délimite une phrase spatiale. C'est une pyramide.
La recherche moderne veut que la toile soit une atmosphère qui s'intègre aux rythmes angulaires de l'architecture. Elle devient une dimension comme une autre.
Nous voyons d'après cela que les investigations et les préoccupations modernes libérées de l'illusionnisme du classicisme rejoignent beaucoup les valeurs et les vertus de la tradition plastique marocaine. L'art populaire est un art qui concerne l'objet utilitaire (plat, tapis, etc., ), la religion, la mythologie, le comportement même de l'individu dans la société.
L'art moderne tend justement à devenir un art de l'objet. On commence à effacer cette séparation, à comprendre le fonctionnalisme des objets artistiques.
En ce qui me concerne, je peux dire qu'en découvrant visuellement l'art marocain je me suis rendu compte que j'avais travaillé dans cette direction instinctivement. Bien sûr, mon refus de l'art académique et mes affinités avec les préoccupations plastiques modernes m'y avaient préparé. Sur le plan de mon travail, l'approfondissement de la connaissance de nos traditions artistiques a marqué une nouvelle orientation de mes recherches dans un contexte nouveau. Il ne s'agit pas pour moi évidemment de copier la tradition ou d'imiter les patrons de l'art traditionnel, mais de procéder d'abord à un rapprochement avec l'artisan marocain en observant son travail. Etablir des rapports de sympathie avec lui. Valoriser ce qu'il fait. Consommer ses dessins, sa disposition des coloris, de la même façon qu'on consomme un « picasso ». Cela pour porter notre artiste et sa production à un niveau d'appréciation à égalité avec n'importe quelle production artistique moderne.
Ce que je dis paraît un peu extrémiste. Mais c'est inévitable pour moi. C'est le moyen de me libérer de 10 ans de formation à l'étranger. Une fois que j'en arrive à cette conception et que je place l'artisan marocain au même niveau que n'importe quel artiste moderne, je suis sûr que ma production, quelles que soient les voies qu'elle peut emprunter, va dans la même direction que l'art traditionnel marocain, mais reconvertie. Ceci sur le plan moral.
Sur le plan du rapport purement plastique, je me trouve dans une situation d'élaboration, et il serait malhonnête de ma part de procéder à une étude comparative. Ce n'est pas à moi de la faire. Je peux dire malgré tout que la conception de l'espace et de la distribution géographique dans la surface peinte me préoccupe beaucoup et je trouve que de plus en plus elle rejoint les principes traditionnels.
3
Une culture nationale ne s'invente pas. C'est un édifice qui se constitue par strates successives. Partout où se trouve l'homme, il existe une culture. La culture marocaine est présente, elle s'est élaborée pendant des siècles. L'homme au Maroc a su bénéficier de tous les apports continentaux et étrangers en les intégrant à son propre génie créateur.
Aussi, on ne peut pas élaborer une culture sans procéder à une recherche d'identification avec un patrimoine déjà établi. Une culture qui se cherche s'appuie toujours sur les forces dynamiques de cet héritage et des acquisitions précédentes. Sa formation et son évolution dépendront énormément de cet acte de reprise.
Il faut pour cela tout un travail d'investigation, d'observation et de recherches.
Le peintre, muni de ses connaissances graphiques, plastiques, effectue un voyage dans le passé. Et ces connaissances qu'il a de la peinture en tant que métier et langage plastique constituent son propre instrument d'investigation.
Cette notion de culture nationale doit être d'ailleurs à mon avis bien précisée. Il ne s'agit pas d'un but absolu ou d'un stade d'évo-lution final. C'est un moment chargé de dynamisme en ce sens qu'il permet une identification et une reprise de soi. Moment où l'on doit se situer par rapport aux autres cultures, perdre ses complexes et prendre véritablement conscience de son être et de sa condition propre. C'est une première aventure appelée à être dépassée à long terme.
Je vais essayer aussi de répondre à cette question par l'exemple même de mes activités actuelles et du travail que j'ai entrepris avec d'autres peintres à l'Ecole des Beaux-Arts de Casablanca.
Lorsque j'ai pris mon poste à l'Ecole en 1964, j'ai trouvé que l'enseignement qui s'y pratiquait suivait à la lettre des traditions académiques étrangères. Il restait en outre au stade documentaire, orienté vers une culture et des réalités qui ne correspondaient nullement à nos besoins.
Ce choc m'a permis de me rendre compte qu'il fallait procéder à une action de sauvetage. Il fallait d'abord faire avancer les élèves dans le temps, les arracher à l'académisme pour les placer au niveau d'une situation saine de ce que l'on peut appeler l'art moderne. Cette méthode nous a restitués dans le temps actuel et les préoccupations plastiques universelles d'aujourd'hui.
J'ai découvert ensuite que l'on ne pouvait pas importer le modernisme. La réhabilitation de nos propres valeurs était une action autrement plus vitale et plus urgente. Et le modernisme, pour moi, réside justement dans cette réhabilitation.
Dans une culture moins sûre peut-être, moins affirmée que la culture académique, mais moins dogmatique, nous avons commencé cette entreprise. Notre enseignement prend forme au fur et à mesure de nos recherches et de l'approfondissement des connaissances de notre patrimoine artistique.
Il faudrait placer ici une mise au point. Il existe plusieurs tempéraments parmi les peintres : il y a le peintre qui improvise des formes, des couleurs en suivant uniquement son instinct. A mon avis, l'instinct est une faculté qu'il ne faut pas laisser à l'état de prééducation. Il faut pouvoir la contrôler, de façon que même lorsqu'on agit par la suite instinctivement, cette action soit imprégnée d'une certaine programmation.
Il y a par contre le peintre qui conserve ce côté instinctif tout en effectuant une programmation. Et cette programmation est l'aboutissement d'une prise de conscience de plusieurs problèmes sociaux. C'est-à-dire qu'au moment de créer, l'artiste doit penser à une distribution équitable des facteurs entrant en jeu : l'œuvre, le créateur, le consommateur. L'artiste acquiert alors une neutralité vis-à-vis de son travail, une distance qui lui permet de le juger. Dans notre époque de collectivisme, l'artiste n'a pas le droit d'être un ermite.
Pour en revenir à des problèmes plus généraux, je dirai qu'au Maroc on ne discute plus de la matière ou du geste, du pourquoi des choses. Nous nous intéressons au contenu, au message. L'art est un langage social. Il est signifiant.
En Europe, on fait actuellement beaucoup plus de l'Histoire qu'une véritable culture. La maladie des écoles vient de là. La peinture comme la littérature ne résolvent rien. Elles semblent servir uniquement à la polémique. Le contenu s'amenuise de plus en plus.Les arts en Occident sont des moyens de libération (de l'académisme, de la tradition de la Renaissance), tandis que pour nous ils sont moyens de redécouverte et d'action, de communication.
II s'agit actuellement pour nous de faire un choix dans notre passé. L'identification donne une assurance. On se sent protégé lorsqu'on sait qui l'on est.
La peinture en tant que moyen de communication peut contribuer beaucoup à cette redécouverte.
Le langage visuel a une puissance très peu explicitée. L'œil a une possibilité beaucoup plus grande que les autres sens. Il est à la fois l'œil et l'oreille (3). Le culte fétichiste est par exemple visuel. Dans ce cas, la communication religieuse est aussi optique. Le dessin est le langage de cette perception. L'homme est d'ailleurs immanquablement fétichiste de par son attachement à l'objet (la force de l'objet réside dans sa structure physique).
La perception visuelle peut se faire sans l'œil. Ainsi, il n'y a pas d'hommes aveugles. Le corps voit. Il a été prouvé scientifiquement que la peau réagit à la lumière. Il y a des animaux qui voient avec leur peau.
Autre chose. L'homme moderne se trompe lorsqu'il croit être cultivé du fait qu'il sait lire et écrire. L'homme en réalité a toujours lu et écrit dès qu'il a vu la lumière. La lecture est la pure identification visuelle d'un message et l'écriture est la pure transmission d'un message visuellement conçu.
L'homme s'est auto-satisfait depuis toujours avec ses yeux. Il a appris à vivre en observant le monde. C'est la lecture la plus profonde et la plus fondamentale. Il a imité ce qu'il a perçu. Donc, on pourrait dire que le fondement de la morale et de la création humaines, c'est avant tout une culture visuelle. Avant que l'homme n'ait pensé rationnellement, il a pensé visuellement. La raison n'est que le résultat de ce développement extrême de l'organe visuel.
Aujourd'hui, biologiquement, l'homme tend à s'abstenir de l'utilisation de l'organe. La science physique compenserait cette perte organique. C'est de là que vient la discrimination vis-à-vis des arts plastiques. n croit qu'ils ne sont plus tellement nécessaires.
La peinture en tant qu'expression concernant la perception visuelle pourrait réanimer une lecture des valeurs plastiques. Elle pourrait être un moyen de recherche pour une esthétique nationale. La peinture et les activités plastiques auxquelles elle touche peuvent être déterminantes pour la décolonisation et la dénonciation.
Je citerai pour terminer un exemple, qu'on trouverait peut-être marginal, mais qui montre à mon avis la nature de la bataille qui reste à mener, et dont le rôle échoit aux arts plastiques : celui de la calligraphie.
La calligraphie arabe est une de nos activités plastiques traditionnelles qui a eu universellement une grande notoriété. Aujourd'hui, même des peintres occidentaux s'en inspirent. La calligraphie qui fait partie de nos traditions plastiques est en train de s'abâtardir au Maroc, de se stériliser et de tomber dans l'anonymat le plus grotesque. Or, la calligraphie était et peut toujours être un stimulant optique des plus bénéfiques à l'échelle de tout un peuple. La calligraphie est une peinture pure. Revalorisée, elle pourrait contribuer à l'élaboration d'une culture visuelle chez nous.
Nous savons tous que le graphisme joue un rôle important dans la civilisation moderne (publicité, enseignes, communication optique). Mais que voyons-nous autour de nous ? Les enseignes rédigées ou traduites en arabe n'ont rien gardé des valeurs traditionnelles. Elles sont impersonnelles graphiquement et souvent incorrectes ou incomplètes sur le plan de la syntaxe ou de la grammaire. Juxtaposées aux enseignes rédigées en caractères latins, elles ne font pas le poids. Ceci oblige le spectateur à rechercher le caractère latin, d'où une dépréciation du graphisme arabe.
A Casablanca, on constate que même dans les quartiers les plus populaires, le graphisme latin domine d'une manière absurde. Il n'y a pas d'européens dans ces quartiers. L'enseigne en caractères latins n'est pas une nécessité de consommation. Elle constitue un simple ornement.
L'absence de calligraphes donne lieu à une discrimination vis-à-vis des caractères arabes et à un défoulement dans les caractères latins.
Ceci fait partie aussi des maladies d'une culture visuelle et cet exemple montre l'ampleur de la bataille à mener et qui est celle du peintre.
D'ailleurs ce problème de la calligraphie pose d'une manière très concrète le problème plus vaste de la récupération linguistique : celle de la langue nationale (4).4
Avant toute possibilité ou tout avantage matériel, la condition primordiale de ce développement est la prise de conscience des artistes car ce sont eux qui sont les artisans de l'élaboration de la culture nationale
Je ne suis ni pour la création de musées, ni pour l'attribution de médailles, les facilités matérielles ont toujours donné la possibilité à des médiocres de s'imposer. La recherche prime tout.
La situation plastique au Maroc est très bonne, malgré tous les inconvénients, en ce sens que nous appartenons à un mouvement qui recèle une immense richesse dans le domaine de la création : celui du Tiers-Monde.
Le boom économique du XXe siècle n'a pas encore affecté notre art. L'artiste du Tiers-Monde est encore un militant.
L'absence d'un marché nous donne des possibilités d'approfondir nos recherches. Nous n'avons nullement besoin des marchés et du « collectionnisme ». Le marché est dangereux pour une peinture jeune, en état de gestation. Ceci nous donne un temps de répit nécessaire à la fermentation, à l'élaboration.
Cette situation est bonne aussi parce que notre peinture n'est pas officialisée. Elle n'est pas un moyen de glorification de classes déterminées. Nous ne faisons pas de portraits ni de femmes allongées sur des prés verts.
Notre peinture n'est pas non plus intellectualisée.
Nous ne subissons pas comme en Occident le poids écrasant de l'histoire qui crée chez l'artiste divers complexes. Nous sommes dans une phase d'expérimentation plutôt que de révision. Ce qui fait que notre entreprise de déblayage sera moins longue que celle qu'à entrepris l'Occident. Nos traditions et nos valeurs artistiques sont encore actives et intégrées dans la vie de nos collectivités, bien que menacées. Mais cette menace n'est pas asphyxiante pour l'artiste conscient. Il peut limiter les dégâts. Et c'est là le problème de la sauvegarde de notre patrimoine qui est posé dans toute son acuité. Le danger peut être endigué si ceux qui gèrent ce patrimoine veulent prendre enfin leurs responsabilités.
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(*) Voir lexique.
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(1) Pour documentation, voir « La peinture arabe ». Les trésors de l'Asie. Texte de Richard Ettinghausen. (Skira, Genève. 1962).
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(2) L'art citadin au Maroc a été condamné par des spécialistes occidentaux d'après cela, comme un art uniquement « décoratif ». Décoratif est un terme
péjoratif selon cette terminologie, art non noble.
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(3) Ceci peut être prouvé par l'exemple de la genèse du cinéma. Le cinéma muet que l'on a tendance à considérer comme un moyen d'expression
sous-développé était souvent plus fidèle dans la communication du message que le cinéma sonorisé. L'œil était le seul moyen de perception. La
sonorisation fut une révolution technique, mais pas tellement artistique.
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(4) II est à noter qu'il existe à l'Ecole des Beaux-Arts de Casablanca une section de calligraphie dirigée par M. Chebaa.
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