souffles
numéro spécial 15, 3e trimestre 1969abdallah laroui : la logique du sionisme politique et la paix
pp. 51-64
La crise de mai-juin 1967 a dévoilé une telle passion, pour ne pas dire haine, anti-arabe, que l'une de ses victimes fut l'intelligentsia arabe qui voyait d'un mauvais oeil l'isolement progressif de la société arabe et appelait de ses voeux le dialogue avec autrui, l'ouverture sur le monde extérieur. Cette intelligentsia n'est pas revenue de l'échec subi et c'est ce qui explique en grande partie qu'elle se réfugie dans le silence. René Habachi, philosophe libanais, écrit: «Du plaidoyer israélien, l'Occident est assez bien informé. La contrepartie est moins connue; peut-elle même trouver audience?» (Le Monde, 26-8-1967). Un lecteur du Herald Tribune écrit avec encore plus de force: «Will no one realize that the Arabs too have their side of the story which is waiting to be told? But Athens had all the historiens».(*1) (H. T., europ. edit. 1-6-1967). Quelle que soit l'importance qu'on accorde à l'habileté de la propagande israélienne, à la force de la solidarité sioniste et judaïque, il reste que le terrain était bien favorable: d'un coup ont disparu de la scène politique, équité, rationalité ou simplement bon sens. Au désespoir des réfugiés palestiniens s'est ajoutée la colère des Egyptiens, bloqués quatre fois depuis 1840 dans leurs essais de se moderniser et l'amertume de tous ceux qui se réclament à des titres divers de l'arabisme et qui deviennent aux yeux d'une certaine humanité le vilain de la pièce, quelle que soit leur position réelle sur le problème palestinien.On oppose rituellement au «droit arabe» le fait israélien, à la justice revendiquée par les Arabes, la paix qui doit être maintenue, à la valeur religieuse et humaine qui soutient le plaidoyer arabe, l'Histoire sur laquelle se fondent les thèses israéliennes. Et on serait tenté de voir dans toute l'affaire palestinienne une opposition nécessaire mais transitoire de deux sociétés, deux idéologies, deux étapes historiques: société agraire contre société industrielle, idéologie religieuse contre idéologie politique, médiévalisme contre modernité. Les occidentaux, pendant longtemps, affirmèrent seuls ces vérités «profondes», les Arabes leur emboîtent maintenant le pas.(1) Le recours à l'histoire est toujours un moyen détourné de noyer la tragédie pour finalement l'oublier: l'injustice subie par les Arabes serait simplement la cicatrice en leurs âmes des conséquences de leur propre retard expression psychologique d'un fait historique, il s'agirait en vérité d'une illusion.
Soit, même si cette illusion se concrétise étrangement dans les masses des réfugiés, dans le blocage de la modernisation de l'Egypte, dans les destructions en Algérie d'une OAS soutenue et aidée par les services israéliens.
Soit, même si la conséquence logique de cet approfondissement du problème (ne serait-ce pas le but visé?) ne peut être que l'acceptation d'Israël tel qu'il est. Car qui s'occupe d'histoire oublie la politique, qui rattrape un retard multidimensionnel relativise un grief particulier.
Pourtant l'analyste, arabe ou non arabe, malgré toutes ces précautions, retrouve le fait de l'iniquité, certes sur un autre plan, sous la forme de la partialité, de la non-objectivité.
On peut distinguer, à la base de toutes les prises de position concernant la Palestine, trois conceptions de la justice, qui se réfèrent à trois idéologies différentes. La première, la plus simple de toutes, a aussi les résultats les plus terribles. Que sont-ils venus faire chez nous? Pourquoi sommes-nous obligés de leur faire de la place dans notre pays pour ensuite le leur céder complètement? Pourquoi devrons-nous être liés par des promesses et des accords donnés par des puissances étrangères à la région? Personne ne répond à ces questions posées par les Arabes de Palestine; personne n'estime même qu'elles doivent être prises en considération. D'autres questions leur font écho. Si tout le monde nous refuse, où voulez-vous que nous allions? De quel droit nous empêcher de récupérer la seule terre qui fut la nôtre? Pourquoi serions-nous les éternelles victimes de l'histoire? Personne n'a mis en relief l'incommensurabilité des deux séries de questions mieux que M. Buber. Répondant au Mahatma Gandhi qui se faisait l'interprète des doléances arabes, il affirme qu'il s'agit de deux revendications différentes de nature entre lesquelles «No objective decision can be made as to which is just, which unjust... We could not and cannot renonce the jewish claim, something even higher than the life of our people is bound up with this land, namely its work, its divine mission.»(2)(*2)Forte d'un certain prestige littéraire, Miss B. W. Tuchman écrit à propos de la crise de juin: «This is - or should be - an American not a Jewish issue... To sacrifice the land of our spirtual Birth, the land, as an Englishman said, to which we all turn our faces in the grave... is an extreme of absurdity.»(3)(*3) Et Miss Tuchman ne fait rien d'autre que tirer une conclusion pratique du dilemme moral que le philosophe se devait pour sa bonne conscience de maintenir. Cette manière de voir le problème fait naturellement naître l'idée d'une opposition tragique maintenant à la mode: tous les deux ont raison, tous les deux ont tort à des niveaux différents: chaque protagoniste est à la fois totalement bon et totalement méchant selon la perspective dans laquelle on le voit. Ceux qui croient à des lendemains meilleurs demandent aux uns et aux autres de reconnaître leurs torts avant même d'affirmer leurs droits.
Deutsher (4) a recours à une image frappante: les Juifs seraient les habitants d'un immeuble pris dans un incendie; sans penser à rien d'autre qu'à se sauver, ils sautent dans le vide et tombent sur des passants à qui ils cassent bras et jambes; devant les récriminations de ces derniers, au lieu de leur expliquer la situation, ils commencent par les gifler et à chaque nouvelle protestation les gifles redoublent de violence. L'image est bien trouvée, mais on voit ce que le sioniste peut rétorquer: le passant n'a rien voulu savoir, il n'a voulu ni oublier, ni pardonner, c'est qu'il ne comprend que la force. Un Deutscher religieux pourrait proposer que les sionistes reconnaissent publiquement leurs torts qu'ils n'ont pas voulus, mais qu'ils ont néanmoins causés, puis acceptent de payer des dédommagements et les Arabes, au nom de la charité et de la paix, seraient tenus d'accepter, d'apurer les comptes et de tourner la page. Cette idée a pris différentes formes: ce fut le fond de l'accord Weizman-Faysal, c'est la substance de ce que propose aujourd'hui un auteur comme U. Avnery. Le refus des Arabes, en Palestine et en dehors de la Palestine, peut du reste servir aux sionistes d'alibi pour ne pas même reconnaître leurs torts.
En réalité, il s'agit d'un dialogue de sourds qui peut continuer longtemps sans résultat aucun. Chacun des deux adversaires refuse d'intégrer l'autre dans sa vision. Certains défenseurs du Sionisme lui cherchent des circonstances atténuantes en disant: Personne ne savait que la Palestine était habitée; d'autres, plus subtils, ajoutent: dans l'ère de colonisation où le mouvement prit naissance, les non-Européens n'étaient pas considérés comme existant véritablement, ils étaient tous des condamnés en sursis à l'image des Indiens ou des Maoris. Est-il besoin d'aller jusque-là? Les Sionistes savaient, mais n'en avaient cure; un droit absolu (le leur) ne tient jamais compte d'un droit relatif. Deux mille ans ne comptent pas aux yeux du lecteur de la Bible. Ce n'est pas par hasard que ce sont les passages de ce dernier livre qui racontent les massacres des peuples de Palestine par les Juifs qu'on fait lire de préférence aujourd'hui dans les écoles primaires d'Israël (5); ce n'est pas par hasard que la politique sioniste a toujours été préventive et terroriste. Ce ne sont là que des bavures que la Sainteté de la fin poursuivie transfigure et purifie. Dans ce cas, le seul juge qu'on accepte est son propre Dieu, c'est-à-dire soi-même et après bien des péripéties, c'est bien la politique officielle de l'Etat d'Israël. Alors que l'Amérique avec toute sa puissance, doit tenir compte de l'opinion internationale dans l'affaire vietnamienne, alors que l'U.R.S.S. estime de bonne propagande de justifier aux yeux des peuples même non-communistes son attitude dans ses démêlés territoriaux avec la Chine, Israël affirme avec une morgue de plus en plus agressive qu'il sera dorénavant seul juge des nécessités de sa sécurité et des moyens de sa politique. Pour nous Arabes, ce n'est pas tellement la position israélienne qui nous offusque que celle du Tiers essentiellement occidental. Celui-ci peut bien voir derrière les deux doléances la même conception simpliste de la justice liée à la notion paysanne de la propriété et qui ne peut aboutir qu'au jugement de Dieu, c'est-à-dire de la guerre. Il peut même aller jusqu'à renvoyer dos à dos les deux adversaires, en ne tenant pas compte du fait que jamais les Arabes n'ont eu pour politique officielle «la Palestine uniquement arabe», mais quand il répond aux Arabes «la justice tout court est terrible, il faut un peu de charité; une injustice ne doit pas être réparée par une autre injustice», puis ne voit dans le comportement abrupt d'Israël qu'une admirable fidélité à soi-même, admire les déclarations guerrières du Prophète armé et du général borgne et rend grâce à Dieu que dans un monde sans foi, une minorité soit encore capable de mourir pour que se vérifie la Promesse de Dieu, il y a là une iniquité fondamentale que rien ne nous fera jamais accepter. Que l'injustice commise sur la terre d'Israël partiellement sur des Chrétiens devienne pour d'autres Chrétiens en Occident une preuve que leur livre saint dit vrai nous semble et nous semblera toujours le comble de l'aliénation. Et qu'on ne vienne plus nous parler de la guerre sainte des Musulmans, si par guerre sainte on veut dire celle dans laquelle la parole de Dieu justifie toutes les atrocités; les guerres d'Israël sont l'exemple même d'un fanatisme religieux aggravé par le fait qu'il est au service d'idéologies, d'intérêts et d'hommes étrangers à tout souci véritablement religieux et donc sourds à ce qui, dans toute religion, est fraternité et universalisme. Les grandes victimes de la guerre de juin 1967, après les réfugiés palestiniens, ont été les tenants d'une laïcisation de la vie publique dans les pays arabes, car ils ont vu à l'oeuvre une société encore moins laïque que la leur avec un déferlement de haine et de fanatisme qu'ils pouvaient à peine imaginer et qui rendaient leurs croisades laïcisantes apparemment sans nécessité. Et quel pauvre argument que d'imaginer ce qu'aurait été une victoire arabe, que mettre face à face ce que les leaders arabes ont dit et ce que les Israéliens ont fait. Argument qui peut avoir son effet à New York et à Paris, mais qui ne peut emporter la conviction de la victime. Tant que le débat est maintenu dans ce cadre religieux et messianique, l'arabe musulman a le droit de parler de simple continuation des Croisades,(6) et les politiciens arabes qui, pour des raisons certes peu religieuses, essayent de faire du problème palestinien celui de tous les musulmans du globe, trouveront des oreilles attentives. Ce point de vue messianique est minoritaire en Occident, dira-t-on. Il l'est bien en temps d'accalmie, mais avec quelle rapidité il se renforce en temps de crise à l'intérieur d'Israël, dans la diaspora et parmi les Chrétiens d'Occident. Tant que ces milieux ne se libèrent pas de cette problématique d'un autre âge, d'une autre humanité, qu'ils le veuillent ou non, avec ou sans la grâce de Dieu, c'est à la guerre qu'ils travaillent et on ne peut les féliciter pour leur myopie.
Toute une littérature, d'allure plus moderne, s'appuie sur une autre conception de la justice: la terre appartient à celui qui la travaille. N'auraient-ils pas acheté au prix fort leurs exploitations, n'auraient-ils aucun titre historique à la Palestine que les Juifs seraient justifiés de garder cette terre, puisqu'ils l'ont travaillée et comme on dit d'un désert ont fait un jardin. M. Buber donne à cette idée une forme mystique: «This land recognizes us, for it is fruitful through us and precisely because it bears fruit for us it recognizes us».(7)(*4)Et en voilà une expression bien abrupte: «What are Palestinians? When I came here, there were 250.000 non-Jews mainly Arabs and Bedoins. It was desert - more than underdevelopped. Nothing - it was only after we made the desert bloom and populated it that they became interested in taking it from us».(8)(*5) Le titre à la propriété n'est plus un droit inaliénable mais la simple expression d'une possession vraie, c'est-à-dire d'un travail chaque jour accumulé. Cette thèse est fondamentale dans toute analyse du capitalisme moderne et sert à justifier le passage de la propriété privée à l'appropriation publique; ce qui permet à des pro-sionistes de l'Est et de l'Ouest d'opérer, malgré leurs nombreuses divergences, une alliance tactique. Beaucoup d'Arabes, libéraux ou socialistes, l'acceptent en tant que doctrine et même s'en servent idéologiquement dans leurs campagnes pour une réforme agraire. Ce n'est donc pas au niveau de la théorie qu'ils critiquent la justification de l'aventure sioniste, mais comment peuvent-ils ne pas voir qu'on isole artificiellement, pour les besoins de la cause, le cas de la Palestine? Toutes les colonisations peuvent se justifier ainsi, toutes les minorités européennes dans le monde peuvent se prévaloir du même alibi. Les colons français d'Algérie hier, les colons anglais de Rhodésie aujourd'hui ont dit aussi qu'avant leur arrivée la terre n'était utilisée que pour faire paître de maigres troupeaux, c'est leur travail méthodique et acharné qui en a fait un jardin que les autochtones ont commencé à envier et qu'ils ne tarderaient pas à ruiner s'ils en prenaient la charge. Pourquoi les libéraux, dans leur majorité, ne considèrent-ils pas dignes d'être pris en considération de pareils arguments, lorsqu'il ne s'agit pas de la Palestine? Ce qui frappe les Arabes, avant tout, c'est ce manque de logique, car il faut ou bien reconnaître la validité de tous les mouvements anticolonialistes du XXe siècle, dont la raison profonde est la remise en cause de cette idéologie impérialiste qui consiste à généraliser au-delà du marché national le principe «la Terre est à qui la travaille le mieux» ou bien les récuser en totalité comme la revanche d'une mentalité pré-capitaliste. Mais reconnaître aux Noirs d'Afrique du Sud et de Rhodésie le droit de rester dans le cadre de l'économie blanche, la conquérir de l'intérieur pour devenir majoritaires et refuser ce droit aux seuls Palestiniens, c'est cela l'iniquité aux yeux des Arabes. Seuls les racistes qui soutiennent tous les gouvernements minoritaires, où qu'ils soient, sont logiques et les Arabes ne peuvent rien leur rétorquer; mais ceux qui refusent jusqu'au bout leur raisonnement ont recours à des fausses raisons qui sont pires que les conclusions qu'ils veulent fuir. Les Arabes ne sont pas un prolétariat exploité en Palestine, disent-ils, mais, si Israël se différencie de la sorte des colonies du XIXe siècle, c'est simplement pour se rapprocher des colonies de peuplement des XVIIe et XVIIIe siècles, où l'indigène non plus ne fut pas exploité, mais d'abord déplacé et finalement parqué dans des réserves; ce n'est certes pas la preuve que la colonisation israélienne est plus progressiste mais plutôt retardataire dans la mesure où les motifs économiques, religieux et raciaux sont dans son cas aussi inextricablement liés qu'ils l'étaient dans la colonisation sous sa première forme. Ce n'est pas par hasard que cette vision aboutit à l'assimilation de l'Arabe Palestinien à l'Indien d'Amérique,(9) c'est-à-dire à une victime de l'histoire qu'on ne peut que plaindre mais auquel on ne peut rendre pleinement justice. Mais s'il s'avère que l'assimilation est fausse, c'est à une Afrique du Sud que la colonisation juive aurait abouti et le destin des deux structures étatiques sera fatalement le même; la différence entre les deux aujourd'hui est passagère, l'Afrique du Sud pourra devenir dans un proche avenir ce qu'Israël était avant juin 1967 et Israël d'après cette date est en train de devenir ce que l'Afrique du Sud est aujourd'hui. L'injustice aux yeux des Arabes, c'est l'entêtement à nier cette évidence. Dans le cadre de cette vision, le juge est la conscience universelle abstraite qui a donné raison aux Algériens contre les colons français, qui donne raison aux Africains contre les Blancs Rhodésiens ou d'ailleurs, mais qui fait montre d'une extraordinaire timidité lorsqu'il s'agit des Palestiniens. Pourquoi? on peut certes rêver d'un monde où cette conscience sera réellement universelle, dans laquelle chaque groupe humain reconnaîtra sa propre conscience, on peut aussi se bercer de l'illusion que celle-ci est déjà en train de se cristalliser en dehors des organismes officiels qui prétendent faire entendre la voix du Droit et de la Justice.(10) Le fait cependant est que cette conscience réfléchit en grande partie les phantasmes de l'Occident. Celui-ci n'étant ni assez libre ni assez innocent pour être vraiment neutre, c'est sa partialité congénitale qui se répercute alors dans toutes les consciences, sur tous les points du globe. Cette partialité serait encore supportable aux yeux des Arabes si elle se maintenait dans les limites de sa propre rationalité, c'est-à-dire des lois de l'économie, de la politique et de la guerre; mais la voilà qui s'alourdit de tous les préjugés qu'une longue histoire non encore fanée laisse au fond des mémoires. Pour justifier les flots des réfugiés qu'on encourage, les maisons qu'on fait sauter à la dynamite, la responsabilité collective, les camps et le napalm, on ne fait pas seulement appel aux dures lois de la guerre, mais selon les climats, on agite le spectre du Sarrasin, du Barbaresque, du Turc, du Mongol, et de l'esclavagiste arabe, et voilà le Palestinien qui s'enfonce dans les brumes d'histoire certes cruelle, mais non unique. Le Slave qui, pendant des siècles, a lutté contre des Germains qui aussi excipaient de leur meilleure organisation et plus grande productivité, le Mexicain qui a perdu le tiers de sa patrie au nom d'une même logique, l'Indien ou le Malais qui ont entendu déjà de pareils slogans de la part de leurs voisins asiatiques et peuvent les ré-entendre bientôt et l'Africain qui ne sait pas encore s'il les a enterrés définitivement ou non, tous ces hommes qui, en face de la logique de la colonisation israélienne, auraient facilement pu voir les similitudes fondamentales entre leur destin et celui des Palestiniens ont l'esprit brouillé par les haines et les rancunes d'un Occident qui ne veut rien oublier.(11) A travers cette conscience particulière qui pose et impose son universalité, c'est une diplomatie qui s'inscrit (hier celle de l'Angleterre, aujourd'hui celle des U.S.A.). C'est le droit palestinien qui se noie dans les méandres du jeu égoïste des Etats. Par là, la notion capitaliste de la justice (propriété = travail) se nie elle-même et laisse la porte ouverte au fait accompli, encore une fois à la force.
Depuis juin 1967, une troisième conception de la justice a gagné très rapidement des adeptes; elle est en un certain sens la conséquence de l'assimilation des Palestiniens arabes aux Indiens d'Amérique. Typiquement hégélienne, elle se résume ainsi: tout ce qui est réel est rationnel et donc juste. Sous prétexte de ne s'intéresser qu'à l'avenir, elle désamorce ce qui dans le passé et le présent peut être explosif. Les griefs des Arabes deviennent des conséquences désagréables certes, mais inéluctables, d'un mouvement que l'histoire avait rendu nécessaire. Tout le monde est excusé: les Juifs ne pouvaient pas ne pas être sionistes, étant donné l'évolution des sociétés est-européennes, vouloir la Palestine et donc déposséder les Arabes; ceux-ci à leur tour ne pouvaient pas ne pas résister, pousser les premiers à s'organiser militairement; les Juifs devaient vaincre, étant donné leur niveau de développement intellectuel et social, les Arabes refuser leur défaite et préparer ainsi d'autres victoires juives.(12) D'où l'idée d'un cercle vicieux, d'où une nouvelle imagerie tragique, celle de la violence et de la confrontation que personne au départ n'a voulues. Le seul moyen de rompre ce cycle des injustices répétées est que l'un des deux adversaires décide de ne plus se venger sur autrui et puisque le Juif l'a déjà fait, ce qui ne peut être effacé, c'est à l'Arabe qu'il revient d'arrêter le processus, c'est-à-dire en fin de compte d'accepter sa défaite. Cette conception sous-tend toutes les solutions de «gauche», tous les plans visant à une intégration d'Israël dans le Moyen-Orient.
Cette conception relativise la notion de justice si elle ne la nie pas; le juge est l'Histoire et on ne peut rien faire d'autre que gloser sur cette décision, c'est-à-dire de démonter le mécanisme par lequel le jugement de l'histoire s'est réalisé. La bourgeoisie est-européenne se venge de son incapacité à se développer économiquement (à cause de la concurrence du capital occidental) sur les Juifs, ceux-ci se vengent sur les Arabes de Palestine, et on demande à ceux-ci de payer le prix de leur retard en prenant en charge le mouvement de l'histoire universelle. Là encore, les Arabes (du moins certains d'entre eux) peuvent accepter cette analyse, dans l'exacte mesure où ils font eux-mêmes appel au sens des événements historiques, mais puisqu'il s'agit d'un jugement que rendrait explicitement le Tribunal de l'Histoire, pourquoi ne tenir compte que de certains éléments à l'exclusion d'autres? Si l'on dit que le fait juif est réalisé, que la nation hébraïque existe déjà, au nom de quoi affirmer que la nation palestinienne est morte et enterrée? Si l'on tient compte de la volonté des Israéliens d'imposer leur fait, pourquoi effacer d'un coup la volonté des Arabes Palestiniens de changer de situation? Dans le cadre même de cette analyse historiciste, il faut laisser la porte ouverte à tous les développements possibles qui peuvent ou justifier ou démentir les pronostics des uns et des autres. S'ouvrir ainsi vers l'avenir n'est rien d'autre qu'accepter le libre exercice de la démocratie, dont le résultat peut être la remise en cause de son propre système d'analyse et d'action. La nation hébraïque est aujourd'hui une réalité, dites-vous, que ne laissiez-vous à la nation palestinienne toute latitude de s'affirmer? Mais non, ceux qui en 1946-1947 soutenaient que les Juifs de Palestine étaient déjà une nation, avec ou sans état reconnu, avec ou sans armée, prétendent aujourd'hui que les Palestiniens ne sont pas un interlocuteur valable, puisqu'ils n'ont ni armée ni territoire; ceux qui affirmaient que l'Angleterre n'avait pas le droit ni politiquement ni moralement de s'opposer à l'émergence d'une nation hébraïque, exigent, au nom du droit international, des états arabes voisins d'Israël d'écraser le mouvement palestinien de libération. Mais demander qu'on n'arrête pas artificiellement le mouvement historique dans le but d'en extraire à sa guise le jugement de l'histoire, c'est finalement affirmer encore une fois le poids décisif du réel, c'est-à-dire du rapport des forces politico-militaires.
Ainsi, quelle que soit la conception de la justice - religieuse, libérale ou historique - qu'on utilise comme référence, c'est à la réalité des faits qu'on aboutit et au nom de ce «réalisme», on refuse aux Arabes l'égalité de traitement. Les Arabes demandent aux analystes d'être simplement logiques, c'est-à-dire objectifs, sans tenir compte des particularités (vraies ou fausses) qui entourent de leur halo protecteur la Palestine et c'est cela qu'ils n'obtiennent jamais des autres, parce que la réalité en Palestine leur est défavorable. La justice se métamorphose en justification du réel. N'y a-t-il cependant rien d'autre à faire et à dire au-delà de cette constatation désabusée? N'y a-t-il aucune différence entre ces conceptions de la justice? Arabes et Juifs en Palestine ont-ils les mêmes attitudes vis-à-vis de ces conceptions? Evidemment non. Même si la réalité reste l'élément décisif dans tout le débat, la troisième conception, historique et dynamique, offre plus de possibilités que les deux autres, malgré les apparences, de dépasser un jour sans pouvoir en faire totalement l'économie, la logique de la violence; les Arabes s'en approchent lentement (du moins leurs intellectuels et leurs politiciens); les Israéliens et leurs admirateurs s'en éloignent chaque jour davantage.
Puisqu'il s'agit de la «réalité», les uns affirment ce que les autres doivent, à ce qu'il semble, accepter; essayons donc de la cerner. Israël aujourd'hui reste fidèle à une politique vieille de 50 ans; celle-là même que l'Angleterre décida de suivre au Moyen-Orient après la première guerre mondiale: ne jamais demander leur avis aux populations de la région. Pendant toute la durée du mandat, le gouvernement britannique prétendit résoudre tous ses problèmes, impériaux et autres, en négociant avec deux partenaires, les chefs sionistes et la famille hashimite qui ne pouvaient en tout état de cause avoir pour mobile le bien-être des habitants de la Palestine. Dans les moments de crise, les Anglais faisaient intervenir même les chefs du gouvernement de pays aussi éloignés que le Yémen.(13) On peut certes justifier les Anglais et les Arabes non-palestiniens qui leur emboîtèrent le pas, en soutenant que les Palestiniens furent incapables de s'organiser politiquement et économiquement d'une manière efficace. Le point essentiel cependant est que l'Etat Juif qui s'est organisé en 1948 n'a jamais cessé de profiter de cette situation dont le résultat pratique fut d'empêcher les Arabes Palestiniens de faire entendre leur voix en toute indépendance; il continue à le faire aujourd'hui, soutenu par les juristes «réalistes» que l'Occident compte en grand nombre. L'illusion ne peut cependant éternellement durer et c'est Israël qui, ne sachant et ne pouvant s'arrêter à temps, lui a porté le coup de grâce. Ces mêmes adorateurs de «faits» se rendent bien compte que les Etats arabes voisins ne peuvent faire ni la guerre ni la paix au nom des Palestiniens; la situation de ces derniers, nouveaux Juifs du Moyen-Orient, est semblable à celle des Juifs d'hier: la similitude n'échappe qu'aux aveugles volontaires. Mais il ne suffit pas de constater le fait, comme un nombre de plus en plus grand de journalistes semble y parvenir, il faut encore en tirer toutes les conséquences. Il est illusoire de croire qu'Israël va du jour au lendemain reconnaître ce qu'il n'a cessé depuis plus de vingt ans de nier. Toute sa politique, sa stratégie, sa diplomatie ont été concues à partir de ce refus. Il n'y a pas de Palestiniens, il n'y a que des Arabes qui, ayant fait la guerre (bon gré mal gré, peu importe), doivent faire la paix et réinstaller dans leur territoire les victimes des hostilités, et le juriste peut facilement trouver des précédents dans les guerres germano-polonaises ou indo-pakistanaises. La logique des Israéliens est qu'il pense pouvoir, et cette fois définitivement, imposer aux quatre Etats voisins non seulement la reconnaissance d'Israël en tant qu'Etat souverain, avec des frontières définitivement assurées et la totalité des droits découlant de la souveraineté, mais encore une attitude non agressive sinon amicale, ce qui signifie en clair le désarmement des combattants palestiniens. Cette situation qui est la conséquence et le but recherché de la politique israélienne tend à obliger les Arabes à accepter les faits passés, reconnaître le présent et garantir l'avenir, échanges de terres qui n'ont jamais cessé d'être les leurs. Tout cela au nom du droit international. Car, dit-on, Israël est un état comme les autres, oubliant simplement que dans le passé on a expliqué le retour même des Juifs en Palestine, la déclaration Balfour et la bénédiction de l'ONU à un état juif, par la spécificité de la situation des juifs dans le monde. Au-delà de cette contradiction, on peut rétorquer au juriste pro-israélien que des politiques comparables, typiques d'un nationalisme exacerbé et d'une mentalité de revanche, n'ont jamais donné dans le passé des résultats durables. Personne encore ne peut être sûr de ce que nous cache l'avenir du côté de l'Oder-Neisse ou du Cachemire.
Encore une fois la logique voudrait qu'on n'ait le choix qu'entre deux positions:
Or ce dilemme a toujours été celui des dirigeants israéliens, c'est à la fois la contradiction fondamentale du projet sioniste et la revanche du droit sur le fait. Pour que le fait israélien se transforme en droit acquis, la complicité des Arabes lui est indispensable et à la limite elle doit être totale et continue, c'est-à-dire celle que seuls les morts peuvent donner. Israël doit ou bien se débarrasser de tous les Arabes ou bien les conquérir et les contrôler; et c'est bien ce que le déroulement des événements est en train peu à peu de dévoiler. Frontières sûres, non-agressivité arabe, garantie de la paix, demandent les Israéliens, où s'arrêtent les premières, qui jugera de la seconde et qui garantira la troisième? Cela aboutit à ce que ces revendications ne seront une réalité que si les Arabes, et tous les Arabes, reconnaissent que toute leur politique passée fut une erreur et promettent de s'en détourner à jamais, en donnant à Israël des gages sous forme de privilèges économiques et militaires; à la limite, Israël ne sera satisfait que si les Arabes désarment et payent sous une forme ou une autre le maintien d'une forte armée israélienne qui ainsi deviendrait la seule organisation de défense de tout le Moyen-Orient.(14) C'est la logique de tous les plans israéliens de règlement du conflit et on se demande comment on peut rationnellement croire que ces plans peuvent aboutir à la paix. Ainsi, en partant du «fait» tel que le conçoit Israël, on retrouve le monde fermé de la justice de Dieu; ce n'est pas par hasard, car un même souci de soi, et de soi seul, fonde idéologie et politique. Tant que les Israéliens nient les autres, et avant tout les Palestiniens, ils sont condamnés à ne jamais trouver de frontières sûres, ni d'attitudes non-agressives; l'insécurité qu'ils prétendent combattre, elle est d'abord en eux, puisqu'ils veulent être seuls dans cette terre qui a appartenu et continue d'appartenir à d'autres. Tant que ces derniers sont là, et malheureusement pour les Israéliens, ils seront toujours là, ils sont en vérité sources d'insécurité.
- celle du «réalisme» qui, tenant uniquement compte du rapport présent des forces, peut exiger qu'Israël garde tout ce qu'il a conquis, mais sans espérer en même temps garantir l'avenir, c'est-à-dire que les Arabes eux-mêmes aident l'Etat juif à digérer en toute quiétude ses conquêtes;
- celle qui, au-delà du réel présent, doit reconnaître qu'il ne servira jamais à rien de nier le véritable problème qui est celui de la nationalité palestinienne.
Ceux qui croient qu'Israël a un autre plan que celui que nous avons esquissé se trompent grandement; car pour qu'un «plan» existe il faudrait qu'Israël mette en question sa propre réalité et jusqu'à maintenant rien ne le laisse présager. C'est pour cette raison que les «plans de paix», quelle que soit leur origine (ONU, quatre grands, pays neutres et même juifs de la Diaspora), seront refusés par Israël; acceptés sous la pression ils seront à la première occasion désavoués.
Toutes les discussions autour de la Crise du Moyen-Orient mettent bien en relief qu'il existe deux problèmes bien différents: celui des frontières «internationales» entre la Palestine du mandat et les territoires voisins et celui de la Palestine elle-même.(15) Tous les plans de règlement se ramènent à quelques idées essentielles qu'on peut résumer de la sorte. Les deux problèmes, des frontières et de la Palestine, exigent à la fois l'intervention des 4 (ou 2) puissances puisque c'est grâce à celles-ci que la guerre, au niveau où veut la placer Israël, est possible, et de l'ONU puisque le problème a de tout temps été du domaine du concert des nations; Israël ne peut refuser aujourd'hui un arbitrage international qu'il n'a cessé d'utiliser à son profit depuis 1917. Le problème le plus immédiat et le plus simple aussi est celui des territoires occupés après 1967, l'intervention des grandes puissances est nécessaire dans ce domaine puisque seules elles peuvent obliger Israël à se retirer et qu'en même temps, elles peuvent seules lui donner satisfaction sur les garanties qu'il demande; les territoires récupérés pourraient dans un premier temps ne pas être rendus à l'administration des pays d'origine; par la même occasion, les questions de la cessation de l'état de belligérance, le passage dans les lois internationales pourraient être réglées. Cette première conférence n'exige la présence ni de l'ONU ni même des intéressés. En revanche, une seconde conférence, organisée par l'ONU, doit mettre face à face les deux groupes intéressés, Arabes et Juifs de Palestine. La médiation de l'Organisation internationale est nécessaire seulement parce qu'Israël est tenu, par les circonstances de sa naissance, de se conformer aux recommandations de l'ONU et que son refus vicie sa légalité même, mais aussi parce qu'il faut bien que le peuple palestinien, maintenant dispersé, fasse entendre sa voix et autrement que sous la pression des gouvernements organisés, Israéliens ou Arabes. C'est cette seconde conférence qui règlerait le problème de fond, celui de la coexistence, individuelle ou communautaire, des Juifs et des Arabes en Palestine; l'accord qui en découlerait serait accepté par tout le monde, états arabes et grandes puissances. C'est à ce moment là que les territoires récupérés seraient rendus définitivement et en toute souveraineté aux pays voisins qui reconnaîtraient alors de jure le ou les Etats que la 2e conférence auraient fait accepter aux intéressés. Les grandes puissances auraient alors à garantir le statu-quo et à aider économiquement la région à reconstruire.
Tous les plans mis en avant se ramènent à ces grandes lignes. Il faut se rendre compte que ce n'est là qu'une procédure qui, pour se réaliser, a besoin d'un certain nombre de circonstances, parmi lesquelles un changement fondamental de perspective chez les Israéliens. Rien ne le laisse néanmoins prévoir et on peut même se demander: Pourquoi changeraient-ils de politique alors que celle-ci leur a plutôt réussi jusqu'à maintenant? L'intérêt bien compris, dit-on généralement,(16) c'est espérer une évolution dans l'attitude israélienne que ni le passé ni le présent ne justifient. Pour qu'Israël accepte cette procédure, au-delà d'une pression étrangère dont l'effet ne peut être que passager, il faut qu'il soit convaincu que l'autre politique qui consiste à obliger les Etats voisins à régler eux-mêmes le problème palestinien, qui a sa logique et son apparente légalité puisqu'elle découle directement de la politique anglaise vis-à-vis des peuples arabes, est à la longue impraticable, c'est-à-dire qu'elle peut gagner l'opinion des juristes et des «réalistes» occidentaux, qu'elle peut même donner des résultats sur le terrain, d'autant plus aisément qu'elle suit le modèle de toute expansion coloniale, passée ou présente, et qu'elle peut être soutenue tour à tour par un grand état industriel, bref qu'elle peut régler l'affaire partout ailleurs qu'au Moyen-Orient même, et qu'à long terme seule une inversion de perspective, c'est-à-dire faire accepter par les Etats voisins une solution auparavant acceptée par les Palestiniens, peut garantir une paix durable. Or Israël ne changera pas du jour au lendemain, le croire, c'est compter sur l'improbable; il ne peut le faire que si les faits sont têtus, si la résistance palestinienne s'impose à lui comme adversaire irréductible.
Faut-il parler de la position des Arabes? Tous ceux qui s'intéressent de près à la situation au Moyen Orient savent que les Etats Arabes n'ont jamais, sauf les Hashimites, demandé rien d'autre que la possibilité donnée aux Palestiniens de faire entendre leur voix. Leur «irréalisme» même provenait du fait qu'ils ne savaient comment régler au nom des Palestiniens une affaire qui ne les regardait pas au premier chef. Ayant d'autres buts, d'autres ambitions, le problème palestinien ne fut jamais pour eux qu'une source d'ennuis et de complications, dont ils ne savaient comment se débarrasser. Une solution, quelle qu'elle soit, acceptée par les Palestiniens, le seraient nécessairement par tous les pays arabes. Mais cette position est purement théorique, car elle dépend à la fois des Palestiniens et de leur capacité de prendre en charge leur propre destin, et d'Israël qui ne peut voir d'un bon oeil ce «désintéressement» qui ruinerait les fondements même de sa politique. Quant aux Palestiniens, ils apprennent et apprendront de plus en plus qu'un tort, si injustifiable soit-il, qui met cinquante ans pour se concrétiser ne peut être effacé en un clin d'oeil. Pendant longtemps, ils n'ont vu que leur malheur; peu à peu, dans leur perspective s'insinue l'Autre et s'exprime une politique vis-à-vis des émigrants qui dès le début se sont formés en communauté close et qui, après une expérience de vie étatique, ne s'ouvriront pas facilement à l'aventure. Ils clarifient la position qui a toujours été la leur, mais à laquelle personne n'a semblé rendre justice en 1947, celle d'un état bi-national. L'idée peut difficilement être refusée théoriquement surtout par les fils d'une Europe laïque et démocratique. Cet avantage idéologique est toutefois purement tactique, il sera toujours et partout taxé d'impraticabilité. Les Palestiniens devront aller plus loin et le jour venu, concrétiser leur idée car le concept juridique d'Etat peut recouvrir un très large éventail d'organisations administratives ou communautaires. Mais déjà, et quel que soit l'avenir, l'idéologie des Palestiniens est plus ouverte, plus moderne que celle qui implicitement soutient tous les projets des Israéliens.
Cette conclusion était le but de cette brève analyse du présent politique: montrer que le «réel» des Israéliens est une guerre ininterrompue, celui des Palestiniens et des Arabes en général est une possibilité de coexistence. L'imposition aux Arabes du «fait» israélien ne signifie pas la paix; l'acceptation par Israël du «fait» palestinien peut aboutir à la paix. D'où naît la différence, d'où vient la difficulté? Des trois conceptions de la justice distinguées plus haut, les Arabes et les Palestiniens en particulier s'ouvrent de plus en plus à la troisième, tandis que les Israéliens s'enferment dans la première. Dans le passé, les Arabes ont permis l'installation parmi eux de réfugiés en leur reconnaissant un certain pouvoir économique et politique dans le cadre d'un humanisme religieux: la terre, surtout en Palestine, est à tous. Ils ont aussi assimilé le fait de la colonisation à une partie de leur propre histoire parce qu'ils ont découvert, au-delà du brigandage et de la mauvaise foi, la réalité fondamentale du retard, la négativité d'une certaine conception statique de soi-même. Ils peuvent encore acquiescer au principe d'une responsabilité humaine collective et participer au dédommagement que l'humanité doit aux victimes de l'hitlérisme, dans la mesure où l'échec de l'intégration d'une minorité est en fait l'échec de tous et un danger pour tous (le problème palestinien lui-même en donne la preuve quotidienne), mais précisément à ces trois niveaux, le Sionisme refuse d'autres fondements que les siens propres: ni comme réfugié, ni comme colon, ni comme victime, C'est en tant que grand justicier que le Sioniste veut qu'on le voie revenir en Palestine. Il veut imposer aux autres le bien-fondé de tous ses faits et gestes passés et présents: il a toujours été dans son droit, les autres ont toujours été dans leur tort, ils doivent le regretter et donner des garanties qu'ils ne recommenceront plus.(17) Tant qu'on n'a pas compris ce fait, on ne comprendra rien à ce qui s'est passé, se passe et risque de se passer encore en Palestine. Le Sionisme n'accepte ni de se relativiser ni de se critiquer. S'il s'avisait de reconnaître que les Arabes ont une fois raison, c'est toute sa structure qui risque de se désagréger; c'est pourquoi la demande d'un tête-à-tête israélo-arabe est purement tactique car tant qu'Israël est Israël, un tête-à-tête est à la fois impossible et inutile. De tous les points de vue, juridique, ethnique, historique, la position israélienne est contradictoire, elle ne peut aboutir à des résultats qu'en utilisant la force et à défaut de force, il faut qu'elle persuade la raison, qu'elle se mette en question, c'est-à-dire qu'elle se nie. Sans doute peut-on retourner l'argumentation contre les Arabes quand ils disent: ils n'avaient rien à faire chez nous, ils n'ont qu'à s'en aller; pendant longtemps, ce fut leur politique verbale sinon réelle, et c'est cela qui a donné un semblant de force au point de vue israélien - mais à l'heure actuelle, la position des Palestiniens prend précisément en considération le point de vue de l'autre, et fait son auto-critique; il a fallu du temps, de nombreux échecs, il a fallu que la réalité se montre têtue, mais ils y arrivent. Pour qu'il y ait possibilité de paix, il faut que la même évolution se dessine de l'autre côté: beaucoup de temps, une série d'échecs, et l'impossibilité de réduire par la force le fait palestinien. Les Arabes passent de la théologie à l'histoire, les Juifs, qui, de l'histoire ont sauté à pieds joints dans la religion, doivent revenir à l'histoire si «la paix durable» qu'on prétend chercher doit un jour s'installer. Mais le sang coulera, dira-t-on? Il n'a jamais cessé de couler depuis que les Juifs décidèrent d'avoir leur Etat, et c'est précisément parce qu'une longue période, pleine de dangers, est devant nous que les grandes puissances doivent intervenir pour maintenir au moins ces dangers dans des limites tolérables.
Une légende est en train de prendre forme, celle d'une guerre israélo-arabe (la dernière) que personne n'a voulue.(18) Ceux qui ont suivi attentivement les péripéties de la crise de mai-juin 1967 savent qu'à plusieurs reprises il y avait moyen non seulement d'arrêter l'engrenage de la guerre, mais encore de faire sortir de la confrontation un mécanisme pouvant aboutir à une stabilisation du statu-quo. Les chefs, surtout militaires, d'Israël ne l'ont pas voulu et il ne sert à rien de gloser sur la psychologie des citoyens israéliens, le moral de l'armée, les erreurs d'appréciation des leaders égyptiens... Car si des journalistes impartiaux ont pu déceler dans les déclarations de ces derniers des ouvertures de paix, comment peut-on penser que des chefs responsables de l'autre côté de la barricade pouvaient ne pas saisir l'occasion. La vérité est que le but fondamental des chefs sionistes d'Israël n'est pas - ou plus - de vivre en paix, mais bien de s'imposer comme force dominante au Moyen-Orient et plus encore de se venger des avatars de l'histoire. Affirmer le contraire, c'est vouloir que nous jugions l'adversaire sur ce qu'il dit et non sur ce qu'il fait. Le nationalisme, surtout à contenu religieux, porte en lui-même les ressorts de sa propre exaltation; non critiqué, il se transforme inéluctablement en impérialisme. Il ne s'agit donc pas de l'avenir d'une certaine nation hébraïque, mais bien de celui du Sionisme politique,(19) tel qu'il est aujourd'hui et non tel qu'il aurait pu devenir dans des circonstances différentes. Tous ceux qui réfléchissent sérieusement sur les conditions de paix au Moyen-Orient savent que l'une d'elles est nécessairement un degré minimum de désionisation; mais ceux qui le disent ne vont jamais jusqu'à nous expliquer les moyens pratiques d'y parvenir. Les structures de l'Etat israélien sont faites justement pour perpétuer l'idéologie sioniste; tout nous pousse à croire que seul un échec politique flagrant qui ne pourrait plus être dissimulé par une fuite en avant, comme cela a été le cas depuis 50 ans, peut la mettre en question. Il est de l'intérêt des non-sionistes conséquents que le déséquilibre actuel dans le rapport des forces israélo-arabes se modifie et d'abord par le renforcement de la lutte palestinienne. Sinon le Sionisme politique se nourrira de ses propres succès, mêmes temporaires, et se radicalisera fatalement. Qu'est-ce que le maintien d'un Sionisme politique signifiera pour les pays arabes du Moyen-Orient?
Je ne suis pas de ceux qui croient qu'une parenté raciale peut plaider en faveur d'une compréhension et d'une coopération durable.(20) Le sémitisme n'est pas d'abord une réalité, l'arabisme d'aujourd'hui se fonde sur une tradition culturelle dans laquelle l'élément sémitique n'est certainement pas dominant: les Arabes veulent s'ouvrir à d'autres traditions culturelles, différentes selon les secteurs d'opinion (Grèce ancienne, Asie bouddhiste, Occident moderne) mais ne veulent surtout pas se cantonner dans la seule composante sémitique de l'histoire. Une compréhension judéo-arabe fondée uniquement ou essentiellement sur cette dernière serait même une régression par rapport à la symbiose du Moyen-Age et aura comme conséquence de renforcer chez les deux peuples leur péché majeur : l'ethnocentrisme. Ce n'est donc pas au moment où celui-ci commence à être critiqué d'une manière méthodique dans la société arabe que cette ouverture doit être entravée par la glorification fallacieuse d'une fraternité sémite. Israël peut fournir aux Arabes une aide économique et technique, entend-on souvent; ceux-ci peuvent rétorquer à juste titre que, puisqu'ils peuvent la recevoir directement de l'Occident moderne, ils n'ont nul besoin d'intermédiaire. Ils ont reçu dans le passé la science grecque à travers des intermédiaires et l'expérience ne fut guère convaincante. Plus importante que cela est la question: au service de quoi est cette technique? Les Sionistes ont utilisé les acquis les plus hauts de la culture contemporaine à des fins ethnocentriques. La valeur régénératrice du travail, fondamentale dans le socialisme humaniste, a servi à séparer les travailleurs arabes de leurs camarades juifs, la démocratie politique fut utilisée comme argument de propagande pour nier les droits des Arabes présentés en bloc comme des féodaux, l'esprit d'organisation inhérent à l'industrie fut détourné vers la mise sur pied d'un camp retranché. La technique moderne au service d'une tradition retrouvée et revivifiée, nous savons quel nom cela porte dans l'histoire du XXe siècle et les Arabes n'ont nul besoin de faire l'expérience à leur tour. Sans doute peut-on trouver dans l'idéologie arabe des éléments qui aboutissent au même mélange détonnant, mais cette dernière est loin de l'avoir définitivement emporté contre ses deux adversaires: l'universalisme religieux et l'humanisme progressiste, et ceux d'entre nous qui luttent pour que celui-ci prédomine avec toutes ses implications dans la société arabe n'ont pas intérêt à ce que l'activisme ethnocentriste se renforce chez eux par une collaboration ou une compétition aveugle à l'exclusivisme juif d'Israël. Une collaboration féconde, qui serait en même temps la voie royale vers la paix, serait une acceptation simultanée des valeurs humanistes de la culture moderne au service desquelles devrait être mise la technique maîtrisée: mettre un terme à l'exclusivisme dans nos deux sociétés, reconnaître les droits fondamentaux des individus et des communautés, ne plus faire appel à aucune «promesse divine». Mais cela signifierait la fin du Sionisme politique lui-même, et croire que celui-ci se laisserait mourir de bonne grâce serait montrer une grande naïveté. Israël tel qu'il est, donc exige de nous la reconnaissance, se ramènera toujours pour nous à ceci; pas d'égalité, pas de démocratie, pas de droits, pas de Palestiniens, la réaction plutôt que le progressisme dans le monde arabe.(21)Les Arabes ne sont certainement pas à la hauteur de leurs prétentions, et ce retard est la source réelle de la force d'Israël, mais les prétentions sont d'avenir, non du passé comme les Sionistes qui, à une société ouverte, ont préféré une société fermée «à eux tous seuls». Les Arabes sont en train de se dé-traditionnaliser et on peut espérer qu'ils ne se re-traditionnaliseront pas, car nous savons ce qu'une néo-tradition couplée à la technique moderne peut donner.
Le Sionisme politique, au nom du réalisme, joue la carte de toutes les régressions: que les Juifs russes soient persécutés, que ceux des pays arabes soient lynchés, que ceux d'Occident ne soit pas intégrés, que la compétition russo-américaine continue, que la course aux armements ne connaisse pas de répit, que le nationalisme triomphe et que le monde se fragmente, pour qu'Israël se renforce et s'impose. L'avenir des Arabes en revanche est lié à ce qu'il y a de meilleur dans l'homme: l'utopie socialiste, le pari démocratique, la consolidation de la paix. L'espoir arabe est accroché à une intégration, de plus en plus réelle, à une démocratie de plus en plus approfondie, à une paix de plus en plus assurée. Que les Palestiniens le veuillent ou non, qu'ils en aient conscience ou non, ils sont tenus de parier sur le «meilleur». De leur lutte dépend plus que leur propre survie. Ils peuvent certes échouer, nous savons ce qu'il adviendra, mais s'ils l'emportent, cela signifiera qu'au XXe siècle aucun peuple, quel que soit son «retard», ne subira le sort des Maoris. Cela dépendra avant tout d'eux, de leur capacité de durer, mais d'autres forces peuvent aussi jouer leur rôle, celui des Juifs de la Diaspora sera probablement décisif. Si les autres traditions du judaïsme moderne, humanistes et démocratiques, que le Sionisme politique a réussi, par des moyens divers, à réduire au silence s'exprimaient de nouveau et se renforçaient au point de devenir un facteur important sur la scène internationale, si à cause de cette évolution une collaboration s'instituait entre Palestiniens arabes et juifs de la diaspora et d'Israël sur un programme de démocratie laïque et de sauvegarde des droits nationaux, cette situation nouvelle permettra d'espérer un affaiblissement du Sionisme. L'expérience des dernières années, il faut le dire, n'a pas été concluante dans ce sens, mais on peut estimer que la lutte des Palestiniens, en se développant, sera à même d'amorcer cette dialectique qui permettra aux deux adversaires de se déprendre de la «justice de Dieu». C'est en devenant eux-mêmes plus modernes, plus démocratiques et, pourquoi ne pas dire le mot, plus modérés, que les Palestiniens aideront à se cristalliser les mouvements qui, dans le judaïsme mondial, ne sont pas aveuglément dévoués au sionisme politique.
Faut-il conclure? Les deux conditions mises en avant: l'affirmation dans les faits de la nation palestinienne et l'affaiblissement du Sionisme politique sont intimement liées et c'est de leur devenir que dépendra en grande partie notre condition future: celle d'une guerre sans issue autre que l'asservissement et l'extermination, ou celle d'une dialectique de la coexistence. Le devoir des Arabes est clair. C'est de se renforcer par tous les moyens pour obliger les Israéliens à contrôler leur propre appétit - c'est peut-être même là un devoir moral. Le rôle des démocrates, juifs et non juifs, est clair aussi: le joueront-ils? A défaut de ces deux conditions, chercher la paix au Moyen-Orient, c'est-à-dire un compromis acceptable par les deux parties, sans que l'une d'entre elles se croie victime d'un destin aveugle, c'est espérer résoudre la quadrature du cercle.
Reste la «PAIX» que cherche Israël par une victoire totale. Oui, mais dans ce cas, la parole n'a plus de sens, seul le silence est de mise.
NOTES
1 - Exemple dans Sadiq Jalal al-'Aem, al-Naqd al-dhati ba'd al-hazima. Dar al-tali'a, Beyrouth, 1968.
Retour au texte2 - Israel and the World - Essays in a Time of Crisis. Schocken Books. N.Y. 2e édit, 1963, p. 231.
Retour au texte3 - Herald Tribune, Europ. edit. June 1, 1967.
Retour au texte4 - On the Arabs-Israeli War, New Left-Review. Aug. 1967.
Retour au texte5 - D'après une étude de G.M. Tamarin ; Influence of Ethnic and Religions Préjudices on Moral Judgment, New Outlook. Jan et Mars 1966, cité par N. Weinstock, le Sionisme contre Israël, Maspéro. Paris, 1969. p. 368.
Retour au texte6 - Point de vue exprimé dans Moh. Jalal Kushk, al-Qawmiya wa 1-ghazw al-fikri, publié au Kuwait, 1967 p. 180 sq.
Retour au texte7 - Op. cit. p. 233.
Retour au texte8 - L. Eshkol, Newsweek, 17 Fev. 1969.
Retour au texte9 - Il est symptômatique qu'Avnery écrive cette phrase sortant tout droit des livres sur l'Ouest américain «... gentle children... dreamed of the day when then, in their turn, would till the soil and fight the Arabs».(*6) Israël without Sionists, Macmillan N.Y., 1968, p. 12'J.
Retour au texte10 - Comme le fait Anwar Abdalmalik, Libre Opinion du journal Le Monde, 13 Fév. 1969
Retour au texte11 - Cette influence du point de vue occidental sur le monde non-occidental est bien mis en relief par M. Rodinson dans «Israël et le refus arabe», Le Seuil, Paris, 1968 (Original anglais, Penguin 1968).
Retour au texte12 - Cf. N. Weinstock, op. cit. p. 561.
Retour au texte13 - A la Conférence de Londres de 1939.
Retour au texte14 - C'est bien le résultat final de la Fédération sémite que propose Avnery, op. cit. p. 188. Les modèles qu'il propose, OTAN et pacte de Varsovie, se passent de commentaires.
Retour au texte15 - Les éléments d'une solution diplomatique connus à tous les plans de compromis, ont été analysés par A. Fontaine dans son article «Séparer les combattants», Le Monde, 5-6 janv. 1969.
Retour au texte16 - C'est la faiblesse du livre d'Avnery. D'après ses propres analyses la désionisation est presque impossible de l'intérieur. Pensant qu'une pression de l'extérieur la rendrait encore plus aléatoire, sa position ressemble étrangement à celle des officiers de l'armée française qui étaient pro-algériens et anti-FLN ; leur rôle fut pratiquement nul dans l'évolution du conflit algérien.
Retour au texte17 - D'où le postulat que les Arabes sont toujours les agresseurs. Eshkol va même jusqu'à dire à un journaliste qui n'en croyait pas ses oreilles: «You seem to forget the Arabs were the first to attack»,(*7) interview déjà citée.
Retour au texte18 - Cette présentation des faits gagne parce qu'on ne peut plus soutenir contre l'évidence que les Egyptiens voulaient la guerre.
Retour au texte19 - Il va de soi que les Arabes n'ont rien eu, dans le passé, contre un sionisme religieux et n'auraient rien contre un sionisme culturel.
Retour au texte20 - Le seul arabe qui ait exalté cette parenté, Faysal b. Husayn, ne parlait pas de sa propre initiative.
Retour au texte21 - Eshkol dit dans l'interview citée - «There is much alarm about Soviet influence but what do Egypt and Syria have to offer? And the States that do have a lot to offer: Saudi Arabia, Kuwait, Iran, Turkey, in those states Soviet influence is minimal».(*7) On ne peut évidemment être plus clair.
Retour au texte*1 - «Est-ce que personne ne réalisera que les Arabes également ont leur conception des événements qui attend d'être exposé ? Mais Athènes avait tous les historiens».
Retour au texte*2 - «Aucune décision objective ne peut être prise concernant ce qui est juste, ce qui est injuste... Nous ne pouvions pas et nous ne pouvons pas renoncer à la revendication juive, quelque chose de plus élevé que la vie de notre peuple étant lié à cette terre précisément son oeuvre, sa mission divine».
Retour au texte*3 - «Ceci est - ou devrait être - un problème américain et non pas juif... Sacrifier la terre de notre Naissance spirituelle, la terre, comme disait un Anglais, vers laquelle se tournent nos visages dans la tombe... est l'extrême de l'absurde».
Retour au texte*4 - «Cette terre nous reconnaît car elle est fructifiée à travers nous et précisément parce qu'elle porte des fruits pour nous, elle nous reconnaît».
Retour au texte*5 - «Que sont les Palestiniens ? Lorsque je vins ici, il y avait 250.000 non-Juifs, surtout Arabes et Bédouins. C'était le désert - plus que sous-développé. Rien - ce fut seulement après que nous eussions accompli l'épanouissement du désert et que nous l'avions peuplé qu'ils devinrent intéressés à nous le prendre».
Retour au texte*6 - Vous semblez oublier que les Arabes furent les premiers à attaquer.
Retour au texte*7 - On s'alarme trop à propos de l'influence soviétique, mais que peuvent offrir l'Egypte et la Syrie? Et les états qui ont beaucoup à offrir Arabie Saoudite, Koweit, Iran, Turquie... Dans ces Etats, l'influence soviétique est minime.
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