souffles
numéro spécial 15, 3e trimestre 1969

mostefa lacheraf : quelles sont les perspectives réelles d'unité dans le monde arabe?
pp. 94-95


     Depuis un demi-siècle, chaque événement de portée internationale a eu pour conséquence de déterminer dans le monde arabe un grand courant vers l'unité et chaque fois ce courant était en même temps une conception et couvrait une étape. Autrement dit, depuis 50 ans environ, les différentes phases, les différentes tentatives réussies ou non de l'unité arabe ont été l'expression socio-politique d'un devenir national aux prises avec les événements. Ainsi, en 1916, par exemple, la fameuse «Révolte arabe» était l'aboutissement des efforts d'affranchissement de patriotes arabes qui luttaient contre la domination turque et que le mouvement pantouraniste de certains Jeunes Turcs avaient décidé à se séparer de l'empire ottoman pour préserver la patrie arabe en Syrie - Irak - Hedjaz, et restaurer la souveraineté perdue de ces pays. La tentative ne fut pas entièrement réussie sur le plan politique institutionnel puisque les Alliés anglo-français qui avaient bénéficié de l'aide des mouvements patriotiques et des combattants arabes trahirent ces derniers en prenant purement et simplement la relève de la domination turque et en se partageant les provinces arabes de l'empire ottoman. C'est ainsi que la Syrie et le Liban furent placés sous mandat français, que la Palestine échut en partage à l'Angleterre au titre d'un autre mandat, que l'Irak, le Hedjaz et la Transjordanie devinrent des royaumes contrôlés par la même Angleterre. Mais ce premier échec d'une grande unité arabe fatalement régionale puisqu'elle ne pouvait pas encore s'étendre au reste du monde arabe, lui aussi occupé, n'a pas pour autant arrêté la marche en avant de l'idée arabe qui connut par la suite un mûrissement plus net sur le plan idéologique. Un mûrissement mais aussi une conception parfois affective de tendance bourgeoise plus ou moins libérale tournée vers une unité sans clivage ni distinction de régimes politiques et de classes sociales. Quand, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la Ligue des Etats arabes vit le jour, cet événement coïncidait avec l'indépendance récente de l'Egypte, de la Syrie et du Liban. La doctrine était, elle aussi, l'aboutissement de toute une pensée politique et culturelle, de toute une somme d'efforts de libération, mais, si elle fut un progrès par rapport à la première conception de l'unité arabe des années 1916-1920, elle descendit très peu du niveau de la bourgeoisie libérale vers la petite bourgeoisie intellectuelle qui lui donna pourtant ses objectifs et son idéal. Puis intervint dans cette conception encore à mi-chemin de la bourgeoisie politique au pouvoir et de la petite bourgeoisie intellectuelle un événement capital qui allait donner à l'unité arabe une nouvelle orientation et, très souvent, un caractère démocratique, «populiste», sinon populaire. Cet événement capital fut la première guerre arabo-israélienne en 1948. Dans beaucoup de pays arabes, le contrecoup de la perte de la Palestine allait faire entrer sur la scène politique de nouvelles forces, militaires pour la plupart et d'origine petite bourgeoise, plus proches des classes populaires qu'elles se proposaient de libérer. De 1952 (révolution égyptienne) à 1967 (deuxième guerre arabo-israélienne) l'idée de la patrie arabe a connu selon les pays un cheminement plus ou moins dynamique. La libération de la Libye, de la Tunisie et du Maroc, le renversement de la monarchie irakienne et la révolution algérienne ont eu pour conséquences d'étendre l'aire géographique d'une idée arabe souveraine, parfois républicaine et même révolutionnaire et socialiste. La longue guerre de libération du peuple algérien, l'agression anglo-franco-israélienne de 1956 donnèrent à la nation arabe tout entière l'occasion de prouver son soutien et sa solidarité à deux pays qui se trouvaient engagés à l'avant-garde de la lutte anti-impérialiste. Mais si l'idée nationale arabe constituait idéologiquement parlant un moteur dynamique, elle était encore, sur le plan du pouvoir et de la pratique, le monopole d'une néo-bourgeoisie d'origine petite bourgeoise populiste, civile et militaire, alors que les masses populaires accédaient très vite à la conscience politique et voulaient transformer cette idée nationale en un instrument révolutionnaire d'unité et de progrès social. Il y avait une sorte de malentendu que le néo-conservatisme des classes dirigeantes arabes ne faisait qu'aggraver. Le malentendu avait plusieurs aspects qui perpétuaient une grave confusion: régimes républicains agissant en commun avec des monarchies, régimes socialistes recherchant ou tolérant l'alliance avec des pays à direction féodale, états révolutionnaires anti-impérialistes faisant bon ménage avec des Etats réactionnaires pro-occidentaux. Sur le plan intérieur, le «populisme» de certaines directions politiques donnait aux masses populaires arabes l'illusion d'un mouvement révolutionnaire qui agissait dans leur intérêt ou tout au moins dans l'intérêt d'une véritable révolution sociale. La dernière agression sioniste et sa collusion avec l'impérialisme ont eu pour résultat de faire franchir aux masses populaires arabes une nouvelle étape qui va consister avant tout en la contestation et en la dénonciation par ces masses trompées, abusées, inemployées dans le domaine révolutionnaire, de leurs classes dirigeantes néo-bourgeoises. En d'autres termes, l'idée nationale arabe va atteindre bientôt sa dernière étape concrète: celle de la révolution populaire faite par le peuple en dehors de tout paternalisme ou de toute illusion nationaliste qui masque les exigences de la libération des masses et de l'indispensable édification socialiste. Ainsi, l'idée nationale de l'unité arabe a couvert en l'espace de 50 ans plusieurs étapes qui l'ont menée de la féodalité monarchique, aux classes populaires travailleuses en passant par la bourgeoisie dite nationale et la petite bourgeoisie.
 

(interview accordée au journal «Ultima Hora» de Santiago-du-Chili, le 25-9-67)
 


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