souffles
numéro 12, quatrième trimestre 1968tahar benjelloun : aube des dalles
pp. 38-43
I....
certes l'espoir n'est pas un café qu'on prend par un soir d'été,
ce n'est pas un clin d'oeil qu'on fait à l'histoire
ce n'est pas non plus un palais à l'horizon intime
l'espoir c'est plus qu'une idée vertébrale.Tu ne peux même pas parler d'espoir. Tu ne sais pas ce que c'est.
A toi la ville qui se situe entre la misère et le faste, entre l'orgueil et la lumière dissoute
à toi la ville de cristal et de couleurs, ville de plastique de vols et de putains, ville qui se donne aux ricains hilarants, ville de bidonvilles et de joie facile,
à toi l'oubli et la quiétude, l'inconscience douce, à toi le ciel d'ivoire et les étoiles d'argent,
à toi les matins qui ne changent pas, les jours qui se ressemblent et les pas inutiles.Tu sais, ton heure a pris le pli de tes jours et dans ton crâne gît une charogne en décomposition.
Tu portes en toi la maladie contagieuse de l'insouciance horizontale.
Tu vis dans un bocal aux parois invisibles.
Comme une boule de gomme, tu colles à ta peau tu colles à ton sang et tu t'endors la bouche ouverte.
Tu es opaque dans ta médiocrité dorée, tu aimes sentir en toi cette puanteur.
Comme une plante, comme une plante tu végètes, inutile dans ton inconséquence tu te dérobes.
Sans cesse tu te dérobes, tu fuis, tu te coupes du monde, tu te détournes, tu caches ton visage dans un prisme truqué, car tu sais que ta face est moche, moche et fade.
Quand un camarade te secoue, tu te perds dans la confusion douce et amère. L'événement te traverse dans toute la transparence, dans toute ton absence.
Tu es absent.
Quand seras-tu concerné ?
Quand sauras-tu que la souffrance est commune, que sous le soleil méditerranéen du Ministère du Tourisme il y a des fronts à relever.
Un homme a disparu ce matin.
On me dit que la poésie ne peut rien
les mots s'enroulent dans un linceul de sang
le verbe se coagule en poings levés
et l'homme, cet homme qui n'est plus revenu
un corps
qu'on a dissout dans l'acide sulfurique
un corps
qu'on a trempé dans la chaux
Que dira
le vent à l'érosion
Que dira
le sabre à la nuque déchirée
Quand
de cet homme il faudra se souvenir
Cet homme a disparu dans la clarté du matin
Aurait-il été un prophète libérateur ?Choses interdites entre tes doigts libérées
par ton serment de porter justice à l'enfant
qui tire sur
les seins desséchés
en ce jour où j'ai bu dans tes yeux la souffrance de mes frères et l'événement ne portait plus des millésimes. Il était en toi. En toi par cet homme qui tend la main, la paume recroquevillée
ô laideur inutile
pourquoi
encore
implorer ton seigneur et ne pas vomir la haine ricaner incendier
blasphémer et sortir nu dans ta vérité ortogonale
toi qui n'as plus rien
tu habites sous la voûte en instance d'une terre
toi qu'il faut cacher des yeux des étrangers
tu n'es pas à montrer marchandise négative
pour un folklore nié
non tu n'es pas à montrer
tu pourras faire peur aux ricains qui marchent sous notre soleil pour enterrer les fantômes du Vietnam
oui
va
tes semblables même s'ils ne veulent plus de toi et apprends à ne plus tendre la mainne tends la main que pour cribler le temps de ta misère
exécuter ceux qui t'annulent chaque jour
dénoncer ceux qui te déshabillent à chaque tournant qui boivent
ton sang à gorgée double
va derrière l'Enceinte
vaJe classais mes pas aveugles dans la rue et t'imaginais
Comment se taire encore
tout ne disparaissait pas sous ton regard
pas même les cris de cette épouse qui accouchait dans du linge sale en l'absence de l'homme
ni ces enfants de quartier rasant le sol et qui ne peuvent jouer aux enfants, ramassent des mégots, s'accrochent au pan d'une veste étrangère.Le ciel pouvait choir
tout semblait être né pour le servage
et pourtant sous ce feu incandescent
il y a eu le réveil
mais qui creuserait le premier tombeau au boulevard de la ville ?
Toutes les vies se rassemblent là chaque soir
ivres de creuser la Fosse
la Fosse symbolique
Fosse réelle
juste avant l'aube
Fosse qui se recouvrirait de mousse pendant que le jour se lèverait sur d'autres blessuresQui
argentera la Fosse
cet homme qui taille les pierres
cet autre qui traîne une naissance
cette famille qui pleure un père parti quelque part au-delà de l'Enceinte ?
les treize cents petits cireurs
de mon quartier ?
Les petits cireurs, tu les connais, toi ?
oui
de ma peau
vous êtes treize cents
à sortir de dessous les dalles courir à
l'inexprimable
et répandre l'acier de vos larmesTreize cents paires de mains
taillées du socle à venir
triturées dans l'amas anachronique
pour avaler la souffrance à bouchées doubles
se plier la crasse durant sur des bottes
qui sont plus bottes que la terre et le cimentTreize cents paires de mâchoires à lapider vos matins hybrides à vous dévêtir et tremper vos langues dans la boue
Treize cents enfants
gestes et voix pâles
à vous donner des gifles
à vous tirer dessus
leurs yeux viennent se poser sur vos épaules
comme des chardons
et, vous qui fuyez
fermant votre porte comme votre mémoireTreize cents questions à poser
tant leurs poumons répandent le sang en crachats jaunesFaits dans le gravier de la haine et de la lampe à pétrole
à l'ombre du bull-dozer et de l'erreur
vous restez
treize cents chiffres décimés et schémas d'enfants
à briser le blanc de l'espace
à traîner des ventres troués de faim et des hardes en suspens
Cependant
le temps a mordu dans vos lèvres comme le pus
vos trente-deux mille dentsTreize cents viols à la clarté des assassinats ordinaires
A l'insu du soleil dont vous êtes les enfants
-- comme dit l'Occident --
vous tendez vos corps à portée d'injures et l'on marché sur vos poitrinesOui je connais les petits cireurs
lexique de la misère en spirale
espérance meurtrieIls envahissent mes nuits
mon sommeil tranquille
de ma peau
ils sont devenus de ma peauoui je me ferai petit cireur
je dormirai
de votre sommeil famélique
mais si vous ne voulez pas de moi ?
si vous me chassez
où irai-je avec ma mémoire retrouvée ?
II
Tu sais Orphée, dans notre pays la corruption est de rigueur : à l'ouvrier qu'on exporte pour les mines de l'Occident, on demande quelque cinq cents dirhams pour le passeport, un peu plus de mille pour l'embauche et quelques centaines pour le maintien.
Non tu ne le savais pas.
Ta mémoire, enveloppée dans ton manteau sourd hésite encore.
Elle hésite pendant que le crime piaule dans les rues en pierres.
Non Orphée tu ne peux plus moduler ton hymne à l'amour
les vents t'avaient parlé de l'âpre liberté
existence sans oracle
A présent reviens
reviens sur ta terre nubile
reviens à l'Enceinte qui regorge de sang
reviens voir les bergers dans la ville
visages d'airain
femmes sans voile dans les rues répandant des boules de feu
enfants de toutes les rues dans la folie et le désordre
reviens sur ton ventre hurler avec les veuves de Mars
reviens Orphée
le chemin est amerservitudes sales aux besognes dégoulinantes
comme les clous du pilori et la haine
à toi d'ensevelir les cadavres dans ton ventre.
morts
pains jetés dans le cimetière.
Roc brisé.
pierres qui s'indignent dans l'ombre de l'amnésie ordinaire
reviens tracer tes pas dans le goudron incandescent tailler les dalles de la chair robuste
ramasser les vêtements de deuil que garnit l'édredon des autres
reviens égrener le chapelet de la mitraille
éblouir les nuits sanglantes du feu
de prométhée africainNon Orphée
tu n'auras plus à mordre dans une bouchée
de sable
ni serrer
les mains décanteuses de poisons
tu n'auras plus à trembler de l'ombre
de celui
qui fait ses abliitions dans la pisse des lépreux
compose sa prière à la bouche des égouts
puise ses fables du gouffre de tes semblables
souviens-toi
il n'y a plus d'ombres équivoques
quand
au loin
la rumeur grondait déjà
annonçait
Mars
Non tu ne peux pas te souvenir de ce mardi
où le soleil ne s'est pas couché
où les dalles n'étaient plus des dalles
où un homme mordit la crosse d'un fusil avant d'éventrer le brasier de chair et d'acier
où sa mort fut paraphée de tous les poings levés
Non, pas de couvre-feu pour le soleil
Non il ne s'est pas couché, tu m'entends Orphée
ses rayons
perçaient les processions mortuaires
sa clarté roulait dans les ruisseaux
des enterrements clandestins
la lune se taisait -- elle s'était effacée --
les cimetières remuaient
les enfants ne pleuraient pas
les veuves ne portaient pas le deuil
le soleil dansait dans leurs yeux
pendant que d'autres imprimaient la première tache de sangIls ont creusé les rues
ouvert à coup de pic dans le roc de l'Enceinte
des entrailles béantes
mais l'Enceinte a fondu sous le regard des enfants
redevenue gemme terre et sable
dans la plaine, on buvait du ruisseau obscur l'eau de toutes les peines en ces longs jours de haine où la douleur régnait sans âge lèvres fendues
bouches saignantes
ongles épilés dans la froideur blanchâtre des grottes en ciment
oui
la cellophane à peine imbibée
ne laisse plus passer l'air
mains enterrées dans le mur complice
pieds entravés dans l'absence et le silence
sans fissuresEt vous autres
vos yeux sont ravagés par la rouille de la honte
vous avez trempé vos mains dans la rage et le cri étouffé
toutes volubiles vos mains
écrasent des morceaux de flammesQue restera-t-il ?
rien que des miroirs hérissés
rien que des plaines hurlantes
rien que des fouets brûlants
face à ce mirage qui n'en finit pasNon Orphée
le soleil ne s'est pas couché ce soir