souffles
numéro 12, quatrième trimestre 1968

abraham serfaty : culture et progrès scientifique (1)
pp. 10-21

 

     L'une des armes mystificatrices les plus fortes de l'Occident vis-à-vis du monde ex-colonial qui cherche à retrouver les chemins de sa propre culture est l'identification entre progrès scientifique et technique et culture occidentale.

     A vrai dire, il ne faut pas en vouloir aux défenseurs de l'Occident et du monde «libre» de se faire les hérauts de ce qui s'appelle la Culture Occidentale. Eux-mêmes sont suffisamment aliénés par leur propre société pour être bien incapables de la critiquer.

     Plus grave est par contre l'attitude de bien des intellectuels des pays sous-développés, qui les amène à être ainsi victimes de cette mystification.

     Mais il est vrai que les apparences,

     celles de l'Histoire,

     celles des vitrines des Champs-Elysées et de Broadway,

     celles des Mirages au Moyen-Orient, et des Phantom au Viet-Nam,

     s'y prêtent.

     La principale de ces mystifications, celle des Mirages et des Phantom, les combattants palestiniens et vietnamiens sont en train de la ramener aux réalités.

     Aussi bien, notre contribution, modeste, à la démystification de l'Histoire, pour le passé, des vitrines pour le présent et l'avenir, n'est-elle que peu de chose et devait être ainsi située.

     Nous commencerons tout d'abord, après avoir tenté de définir la culture, de rappeler le problème posé.
 

Définition de la culture

     Pour nous, et au sens du présent exposé,

     «La culture est tout ce qui exprime la réalisation intellectuelle et sensible de l'homme au-delà de son activité immédiate d'agent économique».

     Ce qui ne veut pas dire que ces deux aspects ne soient pas liés. L'Histoire en voit se dessiner leur plus ou moins grande unité ou distanciation suivant des conditions que nous tâcherons de souligner.

     Ainsi, les manifestations culturelles parmi les plus anciennes connues, celles des dessins des grottes de Lascaux et du Hoggar, en même temps que des oeuvres d'une incomparable valeur artistique, pouvaient exprimer tout à la fois la démarche pratique (d'étude anatomique) et magique (d'exorcisation) de ces peuples de chasseurs devant les animaux qui étaient à la fois leur proie et leur ennemi.

     Mais ces démarches étaient souvent éloignées de l'économique. Les Vénus primitives exprimaient l'étonnement et l'émerveillement des hommes devant la maternité, les dolmens et les Pyramides leur angoisse devant la mort.

     Les hommes étaient à la fois êtres sensibles et agents économiques, ces deux fonctions étant à la fois unies et distinctes.

     Bien des hommes, aujourd'hui, aspirent à défendre cette unité.
 

Position de l'Occident

     Elle a été clairement exprimée par un «Essay» de l'hebdomadaire américain TIME consacré aux Arabes après l'agression sioniste de juin 1967.

     En substance, cet «essai» recommandait aux Arabes de tirer les leçons de leur défaite et de renoncer à se replier sur leur culture pour accepter enfin la culture occidentale et son efficacité.

     Pour avancer, dit l'Occident au monde sous-développé (nous utilisons cette terminologie puisqu'il n'y a plus, n'est-ce-pas, d'impérialisme et de pays exploités) pour avancer :

     « Faites comme moi dans tous les domaines,

     Au besoin, je vous adresse des conseillers pour vous apprendre, ou, même, se substituer à vos cadres par essence détaillants.

     Mais faites, s'il vous plait, table rase de votre culture et de votre personnalité nationale.

     Faites en conclusion, abstraction de votre qualité d'homme,

                         devenez efficaces ! »

     Pour amener les hommes à disparaître, en tant qu'hommes, à devenir, en fait, esclaves, prolétaires de l'Occident impérialiste, même s'il s'agit de l'esclavage doré du «cadre» occidentalisé, deux mythes sont utilisés :

     1) La science est née de la culture occidentale, ou plutôt, il y a identité entre Science et culture occidentales.

     2) Le progrès est spécifique à la Société Occidentale. La Société que les idéologues payés par l'Etat-Major américain, dessinent, entre deux études sur la victoire militaire américaine au Viet-Nam, sous le vocable de «Société Post-Industrielle», est fille de la Société Capitaliste Occidentale.

     Etudions successivement ces deux mythes :

I. Science et Culture Occidentales :

     La base principale du mythe est le développement de la Révolution Industrielle en Occident.

     Le Siècle des Lumières et la Révolution Industrielle sont deux aspects différents mais indissolublement liés, du «génie européen». Descartes et Bacon, Molière et Shakespeare, Voltaire et Goethe sont les pères du monde moderne, et sont eux-mêmes issus du génie grec, du «miracle grec» qui découvrit la Raison, apanage de l'Occident.

     Cette thèse se défend évidemment, d'autant plus que, la période coloniale ayant été pudiquement effacée, il ne serait guère de bon ton, dans les pays du «Tiers-Monde», d'y rechercher quelques explications.
 

     A) Emergence de l'Occident capitaliste

     Nous ne chercherons pas, pour notre part, à opposer à une thèse purement «phénoménologique» une thèse purement «économique». Nous pensons que les origines de la Révolution Industrielle sont à rechercher dans l'ensemble des facteurs économiques, du mouvement social, du développement culturel, d'expansion coloniale, qui ont germé en Europe depuis la fin du Moyen Age.

     Mais, par rapport au mythe présenté : la Science fille et apanage de l'Occident, du «génie gréco-européen», il convient de remarquer :

1) Jusqu'au XVe siècle, l'Europe n'était guère plus avancée, et même dans certains cas, moins avancée, sur les plans économique, scientifique et culturel, que le monde Arabe, la Chine, l'Inde, les civilisations indo-américaines, sans parler des civilisations africaines dont l'Histoire commence seulement à émerger de la nuit coloniale. 

2) La plupart des inventions qui ont constitué la base technique de la Révolution Industrielle ne doivent rien, ou pratiquement rien, à l'apport scientifique. Celui-ci a été nul pour l'invention du coke et de la navette, limité pour les progrès décisifs apportés par Watt à la machine à vapeur. (*1)

     En fait, aucune de ces inventions ne traduit un processus nouveau de création par rapport aux inventions antérieures, oeuvres d'autres Européens, d'Arabes ou de Chinois, telles que la boussole, l'imprimerie ou la poudre, ou même, en remontant davantage dans le temps, à l'invention des métaux ou de la roue, au néolithique, bien avant le «miracle grec».(1)

     Pour citer la «History of Technology» d'Oxford, les auteurs du volume III consacré à la période allant de la Renaissance à la Révolution Industrielle, écrivent dans la préface :

«Longtemps après la fin du XVIIe siècle, le progrès industriel fut sous la dépendance essentielle de l'invention artisanale plus que des fruits de la recherche scientifique systématique. L'ascendant complet de celle-ci, à partir de la fin du XIXe siècle, marque un tournant dans les problèmes humains sur lequel cette «Histoire» concluera. Ici, bien que de grands résultats aient été obtenus dans la science pure, les éléments de base de la technologie des XVIe et XVIIe siècles n'étaient pas essentiellement dissemblables de ceux des temps plus anciens». (2)

3) S'il n'y a donc pas de relation entre ces inventions et un «génie européen» spécifique, comment expliquer l'accumulation de ces inventions en un temps historique relativement court, et surtout l'explosion, littéralement, et à l'échelle des siècles précédents, de la Révolution Industrielle.

     Sans prétendre, là encore, apporter une explication unilatérale, il faut souligner que le pays qui a vu se développer cette Révolution Industrielle, à savoir l'Angleterre, faisait converger vers lui, depuis deux siècles et demi, les principaux fruits de l'expansion européenne.

     L'énorme expansion des besoins et les transformations sociales de lAngleterre pendant cette période ont été la cause directe du développement des découvertes : 

     L'augmentation de la consommation de fer entraînait la raréfaction du charbon de bois, d'où l'effort pour la mise au point du coke. La croissance des besoins en houille, tant pour le chauffage que pour le coke, entraînait le besoin de machines plus puissantes pour le dénoyage des mines, mues par la vapeur. Le processus de concentration agricole et l'industrialisation de l'artisanat textile entraîna l'invention de la navette.(3)

4) Certes, mais alors, il faut remonter plus loin dans l'histoire, et se demander pourquoi cette expansion européenne, et ce qu'elle fut. Si la Révolution Industrielle fut surtout le fruit de cette expansion, celle-ci n'est-elle pas la conséquence de la Renaissance, donc finalement du génie européen retrouvant sa source, le génie grec?

     Ici, il convient d'approfondir. Nous ne prétendrons pas le faire de façon exhaustive, mais situer quelques axes de réflexion.

Tout d'abord sur les sources. Le mouvement historique qui s'appelle la Renaissance s'est développé aux XIVe et XVe siècles, surtout mais pas seulement en Italie. Cette période a connu sans doute l'une des «Révolutions Culturelles» les plus profondes qu'aient connues l'histoire de l'humanité. (*2)  Encore faudrait-il préciser ce qui est resté «potentiel» et ce qui devint réalité.

     Ce qui devint réalité s'est appelé le capitalisme sur le plan des structures économiques et sociales, l'individualisme sur le plan philosophique et moral.

     Mais le vieillard rappelant son enfance, privilégie certaines de ses sources, et pas d'autres. Il est bien compréhensible que le développement de l'art italien ou flamand ait donné lieu à des multitudes de publications, de recherches. Si l'UNESCO publie une «Histoire du Développement Culturel et Scientifique de l'Humanité», le Conseil Economique et Social ne publie pas, pour autant, et pour cause, une «Histoire du Développement de l'Exploitation de l'Homme par l'Homme». Si Elie Faure publie une oeuvre si riche de lyrisme sur l'Histoire de l'Art, dont «l'Art Renaissant», on ne voit guère le même lyrisme imprégner une «Histoire de la Comptabilité», dont la naissance de la comptabilité en partie double.

     Ainsi donc, la Renaissance est-elle, pour chacun, cette explosion culturelle et artistique.

Mais l'analyse objective ne permet pas de la dissocier de la naissance du capitalisme. R. Klein, dans sa préface critique à l'ouvrage de J. Burckhardt sur «La Civilisation de la Renaissance en Italie», souligne que «l'esprit nouveau, dont la Civilisation de la Renaissance fait un portrait si impressionnant, est en grande partie l'esprit du patriciat capitaliste à ses origines, quel que soit le pays où il se développe» et il ajoute «la conscience de l'homme d'affaires à qui des possibilités matérielles et morales s'ouvraient comme à aucun type humain des sociétés antérieures, a incontestablement déteint sur la tournure d'esprit, si triomphalement réaliste, du quattrocento tout entier».(4)

     Or, cette «conscience de l'homme d'affaires» va montrer vite son contenu.

     L'introduction d'Erie Faure à «l'Art Renaissant» pourtant marquée d'admiration pour l'individualisme, porte une richesse de contenu, une profondeur de perception et une sensibilité qui ne sont pas sans autoriser un rapprochement avec l'oeuvre magistrale si peu connue et déjà tant déformée de K. Marx sur les «formes antérieures à la production capitaliste».

     En des termes, et avec une approche et une méthodologie si éloignées l'une de l'autre, ces deux études font ressortir une même idée fondamentale, l'émergence, par renversement dialectique de l'effort collectif qui emportait dans leur développement un certain nombre de pays d'Europe Occidentale, du capitalisme et de l'individualisme.

     Le développement des communes urbaines qui marquait l'ensemble de l'Europe Occidentale dans la deuxième partie du Moyen Age, libérait des forces créatrices contenues par le servage et le féodalisme. Cet élan collectif contenait cependant les germes de son propre retournement.

     E. Faure situe ainsi ce retournement : 

     «Les forces intellectuelles d'un peuple naissent de l'effort même d'où jaillissent avec elles la richesse des individus, la puissance de rayonnement et d'expansion de la collectivité. A l'heure où ces forces prennent conscience d'elles-mêmes, l'architecture est morte et la sculpture se meurt. Si les aristocraties de fortune recueillent la floraison de la littérature, et surtout de la peinture, ce sont elles aussi qui la flétrissent, comme la richesse acquise détruit la puissance d'un peuple en élevant autour de lui des organes d'isolement et de défense qui finissent par l'écraser».(5)

     Rejoignant, sous d'autres termes, la phrase marxienne : 

     «Dans l'économie bourgeoise et l'époque correspondante, au lieu de l'épanouissement entier de l'intériorité humaine, c'est le dépouillement complet; cette objectivation universelle apparaît comme totale, et le renversement de toutes les entraves unilatérales comme sacrifice du but en soi à un but tout à fait extérieur».(6)

     A la fin du XVe siècle, ce processus était acquis. R. Klein écrit :

     «Dans la seconde moitié du siècle, et à Florence dès l'établissement des Médicis, l'humanisme devint «contemplatif», esthétique, mystique».

     E. Faure de son côté conclut :

     «L'intelligence reste encore l'arme de Florence, mais une intelligence dévoyée parce que le sentiment s'efface, une intelligence qui prend le moyen pour le but et s'épuise à chercher la forme hors du drame intérieur qui détermine sa fonction».

     Il y avait eu, certes, Révolution Culturelle. Les banquiers de Florence avaient pris garde à la contenir comme Révolution Culturelle du Capitalisme.

5) La fin du XVe siècle à laquelle E. Faure applique cette pensée était riche d'événements. La découverte de l'Amérique et la fin du royaume de Grenade marquaient l'essor du capitalisme mercantile qui avait, en deux siècles, assuré en Europe ses premières bases économiques, sociales et culturelles, et pouvait ainsi utiliser les techniques acquises à l'époque à ses fins d'expansion.

     Un historien qui n'est guère suspect de marxisme et s'en garde, situe ainsi ce moment: 

     «Aux XIVe et XVe siècles, l'Europe s'était profondément transformée. En Italie, en Flandre, par exemple, de nouvelles formes de vie économique apparaissent, fondées sur la distinction du capital et du travail. Ce capitalisme s'était accompagné d'un nouveau progrès des techniques commerciales et industrielles. La lettre de change, la comptabilité à partie double, la boussole, le calcul et la latitude, la caravelle et la poudre à canon donnent aux hommes un nouveau pouvoir».(7)

Un autre historien qui a dirigé l'édition du volume de l'Histoire Economique de l'Europe, de Cambridge, consacrée à «l'Economie de l'Europe en expansion aux XVIe et XVIIe siècles» (8) souligne également la supériorité militaire des Européens due «à une période de guerre constante» et à l'usage de la poudre à canon. Il estime cependant que «il semble y avoir eu sans doute certaines «lois naturelles» au travail pour renverser la balance en faveur des Européens; au moins certaines «lois économiques». L'auteur souligne la différence d'attitude et la supériorité de celui qui recherche le profit pour lui par rapport à celui qui recherche l'utilité intrinsèque de la marchandise. Ce que Marx appelait de son côté le passage de la valeur d'usage à la valeur d'échange, ou encore de la société où l'homme est le but de la production à celle où le but de l'homme est la production. (6)

     Ainsi, pour reprendre ce même historien, grâce à ces «lois naturelles», et grâce également à la poudre à canon : (8)

     «Vers la fin du XVIe siècle, non seulement étaient, les économies agricoles des îles des épices, les industries domestiques de larges parties des Indes, l'économie commerçante arabe de l'Océan Indien et du Pacifique Occidental, les sociétés indigènes de l'Afrique Occidentale et le mode de vie dans les Caraïbes et dans de vastes zones des deux vice-royaumes de l'Amérique Espagnole, tous profondément affectés par l'impact des Européens; l'Europe même était engagée dans un processus de réorganisation radicale, dont les nouveaux, réguliers et relativement faciles accès maritimes aux nouveaux mondes de l'Afrique, l'Asie et l'Amérique étaient largement responsables.»

     Voici retrouvé «un génie européen» qui nous est plus familier!

6) Pour effacer toute ambiguïté sur une prétendue avance scientifique ou technique de l'Occident dans cette phase d'expansion et de conquête du monde, nous donnerons quelques extraits du tableau comparatif établi par l' «History of Technology» d'Oxford, déjà citée, sur les décalages de certaines techniques de la Chine à l'Occident :
 
-- Construction navale CHINE EUROPE
Compartiments étanches 

Voiles efficaces (principe du mat et batte)

Ve siècle 

Ier siècle av. J.C.

1.740 

XIXe siècle

-- Poudre à canon
Projectiles d'artillerie 

grenades et bombes

v. 1200 

v. 1000

1.320 

XVIe siècle

-- Papier
Impression avec blocs de bois ou de métal 

Imprimerie avec caractères nobles de métal

740 
 

1.392

1.400 
 

v. 1440

-- Fonte
Projectiles d'artillerie grenades et bombes IIe siècle av. J.C. XIIIe siècle

     Ce travail a pu être accompli gràce à l'oeuvre monumentale de J. Needham en collaboration avec des savants chinois sur la «Science and Civilization in China». Un travail de cette importance manque pour d'autres civilisations, en particulier pour la civilisation arabe.

     Il n'en reste pas moins, et suffisamment de données sont acquises pour étayer cette conclusion, que l'on ne peut guère déduire de l'expansion de l'Occident du XVIe au XIXe siècle une supériorité intrinsèque de sa culture, tel que ce concept est généralement entendu.

     Il faut reconnaître que l'individualisme, sous sa forme la plus brutale, la plus a-humaine, a, comme fondement idéologique et culturel du capitalisme, contribué à la prolétarisation des paysans européens, à la conquête et à l'asservissement des Indiens de l'Amérique aujourd'hui latine, à l'extermination, sous la bannière de la morale puritaine, des Indiens d'Amérique du Nord, à la traite des Africains, au démantèlement de la société Hindoue, ceci pour ne prendre que la phase du capitalisme que l'on distingue de l'impérialisme moderne.

     La phrase de E. Faure, déjà citée, sur l'intelligence de Florence à la fin du XVe siècle s'applique, nous semble-t-il bien à toute l'ère capitaliste. De cette «intelligence dévoyée parce que le sentiment s'efface», de cette «intelligence qui prend le moyen pour le but», nous allons retrouver les manifestations dans les blocages de la science contemporaine.
 

B) Emergence de la science contemporaine

     Nous n'allons pas, bien sûr, faire ici une Histoire de la Science, ni même de la Pensée scientifique.

     Tout d'abord parce que le sujet est beaucoup trop vaste pour être contenu en quelques pages, ni par un seul homme.

     D'autre part, parce que cette démarche serait fondamentalement fausse qui consisterait à isoler l'histoire de la science et l'histoire des Sociétés.

     Notre propos vise à la mise à nu d'un mythe. Nous en avons présenté un volet, relatif aux origines de la Révolution Industrielle.

     L'autre volet est relatif à la prétendue identité entre Science et Culture Occidentales.

     Ici encore, les termes doivent être précisés.

     a) Pour nous, la Science dont nous avons besoin est, reprenant la phrase de Marx relative à la philosophie, celle qui doit «transformer le monde» et pas seulement «l'interpréter». Nous pensons, au risque de choquer bien des esprits, que le concept de Science n'est pas transcendant à l'histoire de l'Humanité et de la Société. La Science que nous avons à atteindre est celle qui nous permettra de créer la Société du XXIe siècle et non d'obtenir une quelconque chaire dans de respectables Institutions.

     Au demeurant, que l'on ne croie pas, et nous le montrerons, qu'une telle Science puisse être ramenée au positivisme de la Société capitaliste contemporaine.

     La Science de la Société de créateurs, la Science des créateurs de cette Société future, ne peut être, ni la science positiviste des «think thanks» de la Rand Corporation, ni la Science désincarnée des membres de l'Institut de France.

     Nous en préciserons le contenu plus loin, mais que l'on sache déjà que c'est à la lumière de ce contenu que nous pouvons entreprendre une approche critique de la méthodologie et de la philosophie de la Science dans le cadre du développement de la Société capitaliste, ce développement incluant la structuration de la «Culture Occidentale».

     D'autre part nous ne voulons pas confondre la philosophie et la méthodologie de la Science avec les acquis de cette Science. A travers l'émergence de la Société capitaliste contemporaine, avec ses crimes et ses injustices, avec ses fausses philosophies et ses pontifes, la maîtrise de l'homme sur la nature s'affirme. Des hommes aux prises avec cette nature, et chargés de la volonté de la maîtriser, parviennent, dans la pratique, à faire progresser la Science et la Technique. Les mutilations culturelles dont ils sont eux-mêmes souvent l'objet, les mutilations humaines qui pèsent sur le monde, rendent d'autant plus injustes et criminels les blocages du Capitalisme et insupportables les déviations du Socialisme émergeant d'une longue nuit d'exploitation de l'homme par l'homme. Mais si elles retardent et déforment, elles n'empêchent pas la lumière de l'avenir de devenir visible aux hommes.

     b) Il nous faut aussi préciser le concept de «Culture Occidentale». Pour nous ce concept n'est pas scientifique, mais raciste. La Société capitaliste a voulu l'imposer au monde pour camoufler la réalité du mouvement de l'Histoire. Mais pour le rejeter, nous devons le vider de son contenu. Ici, donc, et pour nous, le concept de «Culture Occidentale» est pris pour ce qu'il est, à savoir la Culture de la Société Capitaliste, telle qu'elle a émergé depuis la Renaissance, et telle qu'elle prétend aujourd'hui régenter le monde.

     Sous cet angle, le marxisme n'est pas partie de la Culture Occidentale. Il en est la négation. Si aujourd'hui, il apparaît, notamment pour beaucoup de ceux qui sont encore sous le joug, direct ou indirect, de l'impérialisme et de ses formes d'expression culturelle, comme faisant partie de cette Culture Occidentale, c'est que les courants marxistes actuellement dominants qui ont émergé de ce monde Capitaliste n'ont pu se désaliéner complètement de la Culture acquise et n'ont pas poussé jusqu'au bout et dans tous les domaines la négation des structures du monde capitaliste et de sa Culture. Une des conséquences en est l'ignorance, sinon le mépris, de la part de ces courants, des problèmes du monde colonial et ex-colonial.

     D'où «ce marxisme objectif» que rejette justement Laroui, et qui est, comme nous le montrerons plus loin, le contraire du marxisme.

     Un historique de la philosophie des Sciences dans la Culture Occidentale montre des fluctuations qui sont, sous bien des égards, fort significatives.

     Nous pouvons, pour l'essentiel, distinguer trois phases correspondant à la prédominance d'un courant particulier, lui-même lié au stade d'évolution et de mouvement du capitalisme. (Bien entendu, dans l'histoire de la pensée, ces courants se superposent, encore de nos jours, mais nous parlons de courants dominants). 

     1) L'essor du capitalisme naissant correspond à la phase de «séparation du producteur d'avec les moyens de production».(9)  Sans en tirer des conclusions schématiques ni établir des liens de causalité linéaire, notons qu'il n'y a pas lieu de s'étonner qu'à une période où se constituaient les esclaves des temps modernes, prolétaires et peuples colonisés, les démarches philosophiques retrouvèrent celles de la Grèce esclavagiste à son apogée.

     Le capitalisme naissant avait besoin de nouveaux cadres idéologiques, notamment d'une nouvelle interprétation de la nature, celle de Ptolémée étant incompatible avec les explorations et la conquête du monde. En même temps, la bourgeoisie en développement suscitait en son sein des hommes que les facilités de la vie orientaient plus vers la réflexion que vers l'action ou la jouissance.

     R. Lenoble,(10) parlant de Descartes et Pascal, dit à leur sujet que «le monde est pour l'homme ce qu'avait déjà dit Platon : «une occasion de penser». Dans ce cadre, le «je pense, donc je suis» de Descartes est parfaitement logique.

     Au prix de quelques heurts avec les structures périssantes, tels que ceux que connurent Galilée et Descartes et sans rien ôter, dans ce contexte, au courage et à la valeur intellectuelle de ces penseurs, se constitue ainsi une philosophie idéaliste de la science. A l'idéalisme obscurantiste du Moyen Age européen, se substituera la profession de foi de Galilée «la nature est mathématique».

     Toutefois, si la physique newtonienne venait donner à ces thèses tout leur éclat, de plus nombreux savants s'en tenaient à un prudent pragmatisme. 

     Ces hommes de science et professeurs, qui trouvaient «à Cambridge, à Oxford, à Londres, dans les collèges, les moyens de poursuivre une carrière relativement paisible» (11) faisaient progresser la physique expérimentale, suivant en cela l'empirisme de Francis Bacon.

     Les conséquences pratiques, dans le développement du capitalisme du XVe au XVIIIe siècle, de ces courants scientifiques, mériteraient de faire l'objet d'études historico-critiques à l'abri des mystifications de la «pensée occidentale».

     Nous avons vu, que, pour l'essentiel, les innovations techniques du XIIIe siècle tenaient peu à l'apport scientifique. Sans doute pour nombre de savants de l'époque s'appliquait la remarque sur la philosophie de la nature d'un grand journal anglais de l'époque «The Spectator», en 1711 : «Elle éloigne les esprits des hommes de l'amertume partisane, et leur fournit des sujets de discussion qui peuvent être traités sans chaleur ni passion... La pompe à air (air pump), le baromètre, le quadrant et autres inventions du même ordre furent jetés en pâture à des esprits affairés comme les bassins et barils le sont à la baleine de sorte qu'elle laisse le navire continuer sa route sans ennui, pendant qu'elle se divertit avec ces innocents amusements». (2)

     2) Le XVIIIe siècle vit au contraire, en même temps que la Révolution Industrielle, la victoire sur le plan de la philosophie, et singulièrement de la philosophie des Sciences, de la foi en la Raison Pratique.

     La philosophie des Lumières proclame le droit, pour la Raison, à pénétrer sans heurts, tous les problèmes de la vie quotidienne.

     Car la bourgeoisie, qui passait du mercantilisme au capitalisme industriel, avait besoin, dans tous les domaines, d'étendre sa maîtrise de la Société et de la Nature.

     Cette Raison était cependant fille de la Société mercantile. D'où la difficulté à dominer le praticisme et l'empirisme.

     Au demeurant, ce praticisme n'était pas sans efficacité puisque les artisans et les mécaniciens savaient, eux, en tirer parti. Au-delà des considérations de philosophie des sciences, qui avaient pour mérite de faire descendre la Science de son Piédestal, l'Encyclopédie, et avant elle, en Angleterre, le «Chambers», mettait à leur disposition la somme des connaissances technologiques de l'époque.

     Mais cette «Raison» qui commandait les hommes, et dont le mythe continue d'auréoler la Science, qu'était-elle? La synthèse kantienne vient donner à la pensée de la bourgeoisie ascendante, l'édifice logique qui lui manquait.

     Aux «catégories» de la pensée, données a priori, correspondent «les phénomènes» perçus par celle-ci indépendamment de la réalité concrète. Désormais, écrit R. Lenoble, «la vérité scientifique se définira sur le plan même du phénomène comme l'organisation des apparences par un système de lois, l'en-soi étant ce qu'il voudra».

     Beaucoup de savants contemporains se complaisent volontiers à un tel système, chaque fois que la structure sociale leur en laisse le loisir. Ainsi, à l'instar des savants dont parlait «The Spectator», se situent les jeux actuels du structuralisme.

     3) Cependant, si de tels jeux se poursuivent encore dans quelques cénacles, bien vite le capitalisme dut renoncer à donner au concept de Raison une cohérence.

     Dès le début du XIXe siècle, les premiers coups de boutoir du prolétariat naissant vinrent compromettre cet édifice.

     Aussi naquit «la philosophie positive» qui domine aujourd'hui le monde de la Société capitaliste avancée.

     Nous évoquerons dans la deuxième partie quelques conséquences de cette philosophie positive sur la pratique du progrès. 

     Le processus de réduction de l'Homme à l'état d'objet qui découle de cette Société, et devient ainsi le principal facteur de blocage de la créativité, a été notamment, et en profondeur, démonté par H. Marcuse dans son ouvrage «l'Homme unidimensionnel».(12)  Il est d'autant plus regrettable que la connaissance profonde qu'a Marcuse du marxisme et qui a pu lui faire produire une oeuvre aussi valable que «Reason and Révolution» n'ait résisté à l'environnement social que comme outil de négation de cet environnement. Ainsi, à se concentrer sur la démarche de négation, à vivre sur son propre monde clos, Marcuse en arrive à ne plus pouvoir dépasser ce stade pour atteindre celui de la perception du dépassement possible de la contradiction. Processus purement intellectuel ou lié à sa fonction sociale, Marcuse en arrive ainsi à nier, en bloc, les Sociétés socialistes, et à proposer un fumeux objectif de «pacification» de l'Homme. Dans ses limites, l'oeuvre de Marcuse est, tant par son contenu critique, que par sa propre impasse, caractéristique de l'impuissance créatrice du monde capitaliste. 

     A ceux que la difficulté de la lecture rebuterait, un illustre défenseur de la «pensée scientifique» du capitalisme contemporain, apporte, par l'absurde, la démonstration de l'impuissance de cette «pensée». Dans un ouvrage destiné à faire connaître à «l'homme moyen» les «conditions de l'esprit scientifique»,(13) Jean Fourastié, Professeur au Collège de France, ramène la science à la «méthode expérimentale».  Ainsi, pour lui, la science dit comment et ne dit pas pourquoi. Comme «l'expérience ne peut porter sur l'avenir», Fourastié conclut que «l'observation et l'expérience scientifique restent impuissantes à décrire l'avenir d'un univers en évolution». Aussi assigne-t-il à la possibilité de «juger scientifiquement» des «phénomènes humains complexes», tels que le Communisme, «un terme de l'ordre du millénaire». Ces domaines se trouvant ainsi exclus de la pensée scientifique, il ne reste plus qu'à dire du savant «la sagesse serait qu'il ne prenne pas parti».

     Voulant ainsi fermer les portes de la réflexion sur l'avenir, par peur de voir sa condamnation éclater, le capitalisme contemporain met ainsi des oeillères, et même des lunettes fumées, à la petite minorité d'hommes, qu'il consacre pourtant à la recherche scientifique et à la création technique.

     A vrai dire, l'épanouissement du positivisme n'est pas lié seulement à une position consciente des hommes du grand Capital pour bloquer la réflexion sur l'avenir. Eux-mêmes sont prisonniers de leur propre environnement et de leurs structures mentales de «grand-patron- homme d'action», fondées sur le mépris des hommes, l'ambition individualiste, et la recherche du profit.

     Ainsi, dans la Société américaine, où le capitalisme a prise directe sur l'Université, a-t-on peu de chances de voir des débats académiques du style «structuraliste».

     Les patrons américains se rendent cependant compte parfois qu'il faudrait donner à leurs collaborateurs quelque formation de «culture générale» pour leur permettre d'accéder aux postes d' «exécutive» et pouvoir apprécier les «stratégies d'entreprise».

     Le New-York Times du 2 août 1968 citait en modèle le cours organisé par la Société Motorola à l'intention de ses «exécutive» potentiels. Ce cours, organisé avec l'appui de l'Université, et qui avait tiré parti de l'expérience d'autres grandes firmes telles que IBM, vise à la «despécialisation». Son programme porte sur Aristote, Machiavel, et les techniques de «long-range planning», celles-ci étant essentiellement basées sur l'utilisation de modèles mathématiques.

     Nous voyons où se ramène la base «culturelle».

     En vérité, celle-ci étant devenue par trop étriquée, le capitalisme concentre de plus en plus ses efforts de mystification sur l'apparition d'un nouveau «deus ex machina», l'ordinateur.

Ceci permet au petit-bourgeois aliéné par la Culture Occidentale, et désireux de s'y affirmer, de parler avec arrogance d'efficacité. Tel est le cas d'un ouvrage à succès sur le «défi américain». Les faits apparus depuis la publication de cet ouvrage : la crise du système monétaire international, l'offensive des vietnamiens, la décomposition de la vie politique américaine, les noirs qui y «secouent la poubelle»,(14) se sont chargés de répondre à ce défi.

     Mais l'un des mythes sur lequel il repose, celui de l'ordinateur, continue d'être vivace, dans la cervelle du petit-bourgeois occidental, et, par ricochet, d'intellectuels petits-bourgeois de nos pays.

     Typique est, à ce sujet, la conclusion d'une lettre adressée au Monde par l'un de ces petits-bourgeois, qui se veut une riposte à une lettre d'un étudiant sur le mouvement de Mai. (Le Monde du 15-8-68). 

     Son auteur conclut la lettre ainsi : «La révolution ne s'apprend plus chez Fidel Castro mais chez Control Data.(*3)  Se battre pour des camarades, pour des idées ou même pour soi exige d'avoir quelque chose dans le crâne et non la tête dans les étoiles».

     A ce point, nous ne pouvons poursuivre par la seule critique. Nous montrerons que la construction de l'avenir, y compris d'un avenir de prospérité économique, implique que l'on garde «la tête dans les étoiles».

     Mais enfin, voici bien la conclusion, au sens plein du terme, de la «Culture Occidentale» «apprendre la révolution chez Control Data!»

(à suivre)(*4)


NOTES

*1 - L'explication scientifique cohérente du système de WATT découle des lois de la thermodynamique élaborées près d'un siècle après les recherches de WATT. Toutefois, les travaux du physicien BLACK sur la mesure de la chaleur, bien que ne reposant pas sur une théorie élaborée, ont apporté à WATT certains éléments de ses découvertes. Si ces éléments pouvaient être qualifiés de «scientifiques» dans les concepts classiques de la «science» par opposition aux éléments d'ordre artisanal ou empirique, la démarche même de cette invention illustre combien est factice l'opposition, ou tout au moins la dichotomie, entre «science» et «technologie», issue du développement de la société capitaliste, et érigée en concept par la culture occidentale.
Retour au texte

*2 - La présentation du livre de J. BURCKHARDT qualifie la Renaissance de «la plus grande révolution culturelle qu'ait connue le monde moderne.
Retour au texte

*3 - CONTROL DATA est l'un des principaux constructeurs d'ordinateurs, connu particulièrement pour ses grands ordinateurs de calcul scientifique
Retour au texte

*4 - Lire la suite dans SOUFFLES numéros 13 et 14, 1er et 2e trimestre 1969, pp. 7-15.  (NDLR)
Retour au texte


BIBLIOGRAPHIE

1 A.P. USHER. A History of Mechanical Inventions, Harvard University. 3e ed; 1966.
Retour au texte

2A History of Technology, par Charles SINGER et autres. 5 volumes Oxford University Press. 1954-1958.
Retour au texte

3P. BAIROCH. Révolution Industrielle et sous-développement. SEDES. Paris. 1963.
Retour au texte

4J. BURCKHARDT. La civilisation de la Renaissance en Italie. «Le Livre de Poche». Paris, 1966.
Retour au texte

5 :Elie FAURE. Histoire de l'Art. J.J. PAUVERT. Paris, 1964.
Retour au texte

6 K. MARX. Fondements de la Critique de l'Economie Politique. Anthropos. Paris, 1967.
Retour au texte

7F. MAURO. Le XVIe siècle Européen. Aspects Economiques. Nouvelle Clio. P.U.F. Paris, 1966.
Retour au texte

8E.E. RICH. in «The Cambridge Economic History of Europe.» Volume IV. Cambridge, 1967.
Retour au texte

9 K. MARX. Le Capital; Livre I.
Retour au texte

10 R. LENOBLE. Origines de la Pensée Scientifique moderne. in Encyclopédie de la Pléiade. Histoire de la Science. Paris, 1963.
Retour au texte

11M. DAUMAS. Esquisse d'une Histoire de la Vie Scientifique. in Ibidem.
Retour au texte

12 H. MARCUSE. L'Homme unidimensionnel. Editions de Minuit. Paris, 1968.
Retour au texte

13J. FOURASTIE. Les Conditions de l'Esprit Scientifique. Collection Idées. Gallimard, 1966.
Retour au texte

14suivant l'expression de Max COMFORT. in Les Temps Modernes. Mai-Juin 1968.
Retour au texte



Page suivante
souffles: sommaire du quatrième trimestre 1968 ou sommaire général
Sommaire de ClicNet

souffles juillet 2000
cnetter1@swarthmore.edu
spear@lehman.cuny.edu