pour un enseignementdu peuple
dossier
pp. 4-11
le problème de renseignementau maroc depuis l'indépendance
Nous nous proposons de donner dans cet historique du problème de l'enseignement depuis l'indépendance un tableau
— des données chiffrées de révolution de l'enseignement au Maroc ;
— des différentes étapes de la politique de cet enseignement ;
— des mouvements de luttes face à cet enseignement.
Le présent travail, tout en constituant un début de réflexion de notre part, a principalement pour but de mettre à la disposition de tous ceux qui luttent aujourd'hui pour un enseignement du peuple, le maximum de données et de points de repères pour un plus grand approfondissement de la théorie et de la pratique dans ce domaine.
I - Bilan de la période coloniale
Le bilan de la période coloniale au Maroc, en matière d'enseignement, est un exemple somme toute ordinaire des résultats d'une politique globale d'obscurantisme dont ont été victimes tous les peuples anciennement colonisés. De nos jours encore, dans les pays où se perpétue la domination coloniale classique, la politique de blocage systématique de l'accès au savoir des enfants du peuple nous donne des exemples concrets de ce qu'elle a pu être il y a vingt ans. Elle est une des manifestations les plus scandaleuses de la barbarie coloniale.
Nous n'aborderons pas ici les motivations de cette politique et ses conséquences (1). Nous nous contenterons de donner quelques chiffres pour mémoire. En 1956, il y avait 361.000 élèves dans les divers établissements d'enseignement public. Dont 271.000 marocains (229.000 musulmans et 42.000 juifs - 90.000 européens).
En 1956, la population européenne du Maroc était entièrement scolarisée. La population juive marocaine l'était à 80%. La population musulmane à 13 % (ce pourcentage ayant varié de 6,5 % en 1949 à 12,8% en 1955). 363 marocains musulmans se sont présentés en 1955 aux épreuves de la première partie du baccalauréat (175 ont été reçus dont 8 jeunes filles). 182 élèves se sont présentés à la seconde partie du baccalauréat (94 admis dont une jeune fille) (2).
Le tableau suivant donne une idée assez éloquente de ce bilan (3).
Proportion des cadres marocains en 1955
________________________________________________________
Professions Marocains Français
Musulmans Israélites
________________________________________________________
Médecins 19 17 875
Pharmacien 6 11 330
Vétérinaires 0 0 98
Ingénieurs une quin- une quin-
zaine zaine 2.500
Cadres supérieurs
des administrations 165 -- 6.400
Examen au Centre
d'Etudes scientifiques 11 10 94
Bacheliers complets
(depuis le début du
protectorat) 640 775 8.200
________________________________________________________II - Données objectives de révolution de l'enseignement au Maroc depuis l'indépendance
A) INTRODUCTION. MISE AU POINT STATISTIQUE
II s'est révélé impossible, tout au moins dans la mesure de nos moyens, d'établir des séries statistiques continues depuis l'indépendance. Il est probable d'ailleurs qu'il en serait de même au niveau de l'Etat.
Les données officielles ne prennent une cohérence qu'à partir de 1961. Les documents statistiques du Ministère de l'Education Nationale font état de cette mise en ordre parallèle à une mise en place de structures nouvelles élaborées dans le cadre du plan quinquennal de 1960, marquées, au primaire, par l'élévation de l'âge initial de scolarisation de 6 à 7 ans, au secondaire par la mise en place de l'enseignement public moderne.
Aussi devons-nous donner pour le primaire deux séries avec une solution de continuité en 1960 que nous tâcherons d'expliciter.
Pour le secondaire, la recherche statistique se simplifie dans la mesure où les changements ne sont perceptibles qu'à partir de 1960. Cependant, il faut noter qu'un certain nombre de facteurs voilent les faits fondamentaux. L'examen attentif des chiffres montre qu'une seule politique a dominé, au secondaire comme au primaire, depuis dix ans : organiser les déperditions, afin d'absorber les conséquences de la poussée populaire après l'indépendance. D'où le maintien d'enseignements cul-de-sac, d'où la création de classes tampon, comme la classe d'observation.
Pour éviter de noyer le lecteur dans le détail des chiffres, nous donnerons donc deux séries dont la juxtaposition nous paraît finalement la plus significative: d'une part, les chiffres d'ensemble des élèves du secondaire, public + privé; d'autre part, les chiffres des élèves du second cycle de l'enseignement public moderne. L'enseignement public moderne est finalement celui qui, du fait de la répercussion au secondaire de la poussée de l'indépendance, a submergé l'ensemble. Pour l'année 1969-70, il représente 86,9 % de l'ensemble des effectifs du secondaire. De plus, seul le second cycle de cet enseignement conduit, à travers le baccalauréat et renseignement supérieur, à la formation des cadres de l'Etat et de l'économie.
On connaît l'impasse de l'enseignement dit originel. Quant au baccalauréat dit arabisé, dont les écoles privées continuent de démontrer la possibilité, la non-arabisation de l'administration, de l'économie et de l'enseignement supérieur scientifique et technique confine également ses titulaires à l'impasse ou, au mieux, à des fonctions subalternes.
Enfin, il nous faudrait parler du baccalauréat dispensé par la MUCF (Mission Universitaire et Culturelle Française). Mais celui-ci ne concerne pas, comme chacun sait, les masses populaires. Aussi bien l'activité de la MUCF aura-t-elle davantage sa place dans un dossier ultérieur sur l'impérialisme culturel au Maroc.
Précisons que toutes les données sont tirées des Annuaires Statistiques du Maroc et des publications officielles intitulées « La situation économique du Maroc en... ». Lorsque ces données s'avéraient insuffisantes, nous avons remonté jusqu'aux statistiques annuelles du Ministère de l'Education Nationale. Les documents préparatoires au plan quinquennal 1968-1972 ont également été consultés.
L'année scolaire est désignée par le premier chiffre. Ainsi 1961 est l'année scolaire 1961-62.
B) LE PRIMAIRE
a) La poussée de l'indépendance et sa stabilisation
Nous donnons la seule série continue qui éclaire ce phénomène, celle donnée dans les Annuaires statistiques sous le terme de « enseignement primaire et secondaire musulman ». Nous expliciterons ensuite le raccord de 1960. Notons déjà que ce terme représente, pour l'essentiel, l'enseignement primaire, « l'enseigne-ment secondaire musulman » dans la terminologie du Protectorat étant celui dispensé par les Universités traditionnelles dont le confinement a été maintenu sous le terme d'Enseignement originel.
Enseignement primaire et secondaire musulman de 1955 à 1960
_____________________________________________________________
Année Effectifs Accroissement Accroissement
absolu par rap- en %
port à l'année
précédente
_____________________________________________________________
1955 222.133 -- 14.138 -- 6
1956 329.442 + 107.309 + 48
1957 513.567 + 184.125 + 56
1958 585.956 + 72.389 + 14
1959 638.828 + 52.872 + 9
1960 704.302 + 65.474 + 10,4
_____________________________________________________________
b) La situation en 1960
— Enseignement public :
• primaire 780.669 (dont 723.894 musulmans)
• écoles israélites 11.435
• Alliance
israélite 17.248
_______
Total 809.352
— Enseignement
privé : 48.O97
_______
Total général 857.449
Nous n'avons pu retrouver ici le chiffre de 920 000 élèves fourni dans l'une des très rares études sur l'enseignement au Maroc, celle de M. Mouncef dans la revue Après-Demain d'avril 1967. Nous retenons donc le chiffre de 857.449 élevés au total dans le primaire pour le raccord avec la série suivante. Celle-ci ne commence qu'en 1961 pour la raison (âge d'admission porté de 6 a 7 ans) que nous avons déjà évoquée et dont l'application fausse bien sûr les comparaisons immédiates avec la série précédente.
Mais d'ores et déjà, notons que les effectifs ne croissent encore jusqu'en 1963 que par l'étalement de la vague qui avait forcé partiellement les portes de l'enseignement primaire en 1956 et 1957. Ces portes à demi-ouvertes n'ont pu être refermées. A partir de 1958, les efforts gouvernementaux ont permis qu'elles ne s'ouvrent davantage. Après 1961, on a organisé les déperditions.
c) Evolution quantitative du primaire depuis 1961
Evolution du primaire depuis 1961
_____________________________________________________________
Année Effectifs %Accroissement
annuel
_____________________________________________________________
1961 960.992 --
1962 1.029.448 + 7,1
1963 1.087.851 + 5,6
1964 1.105.182 + 1,6
1965 1.124.078 + 1,7
1966 1.088.394 - 3.2
1967 1.113.865 - 0,2
1968 1.124.333 + 0,9
1969 1.142.810 + 1.7
_____________________________________________________________
Il y a donc depuis 1963, stagnation des effectifs d'ensemble du primaire. Il est amer de relever que cette même année 1963 est l'année inaugurale de la scolarisation obligatoire (Dahir du 13 novembre 1963).
En fait si nous prenons le nombre d'enfants de 7 ans admis à l'école en 1969, il est de 213.011 nouveaux inscrits, ce qui amène les rédacteurs de la Situation économique du Maroc en 1969 à déduire que 50% des enfants de 7 ans ont été scolarisés. En réalité, sur la base des chiffres de ce même document, la tranche d'âge de 7 ans correspond en 1969 à 450.000 enfants. De plus, il nous faut tenir compte de l'abandon en classe préparatoire, et il est clair, comme l'indique ce même commentaire (p. 17) que « les élèves quittant à ce niveau et dont les effectifs dépassent 34.000 par an ne tirent aucun profit de cet enseignement et restent certainement des analphabètes ». En appliquant le taux d'abandon de 13,1 % aux seuls effectifs entrants, redoublants non compris, le chiffre d'enfants de 7 ans scolarisés et poursuivant plus d'une année d'études est de 185.000, soit 41 %. C'est là le taux maximum qui puisse être retenu comme pourcentage d'enfants ayant acquis l'alphabétisation.
De cette même tranche d'âge, 115.000 enfants parviennent au CM2, soit 25,8 % des enfants qui auraient dû bénéficier de l'enseignement primaire obligatoire.
d) Différenciations géographiques et sociales
Les effectifs des écoles rurales ne représentent que 42 % du total alors que la population rurale regroupe 70 % de la population totale. Les taux de redoublement et d'abandon sont deux à trois fois plus importants à la campagne. Enfin, certaines provinces éloignées des grands axes urbains sont sous-scolarisées et connaissent même une régression des effectifs en valeur absolue :
Répartition géographique (par province) des accroissements et régressions d'effectifs scolaires entre 1962 et 1966
_____________________________________________________________
% de
Acroissements l'accroissement Régressions
total
_____________________________________________________________
Casablanca + 42.217 44 Al Hoceïma — 4.086
Rabat + 20.633 23 Ksar-es-Souk — 2.658
Marrakech + 11.463 13 Taza — 2.601
Agadir + 8.027 9 Oujda — 1.902
etc.... etc...
Total + 98.116 100 Total — 11.427
_____________________________________________________________
e) Discrimination entre garçons et filles
Répartition par sexe en 1966
_____________________________________________________________
Garçons Filles Total
_____________________________________________________________
Effectif total 70 % 30 % 100 %
Ecoles rurales 87 % 13 % 100 %
Ecoles urbaines 58 % 42 % 100 %
_____________________________________________________________
Les filles ne représentent que 30% de l'effectif total et elles sont pratiquement absentes à la campagne où, représentant 13 % des effectifs scolaires, elles abandonnent dans leur grande majorité avant le CM2.
C) LE SECONDAIRE
a) La « marocanisation » de type colonial jusqu'en 1960
Avant la marocanisation des banques, le Maroc a connu la « marocanisation » de l'enseignement secondaire. Pour les mêmes raisons profondes. La bourgeoisie marocaine s'installait dans les structures coloniales.
Typiques sont à ce sujet les classifications de l'Annuaire statistique 1960.
Si l'on retrouve (tableau II) la rubrique « secondaire musulman » comportant 900 classes et 57.687 élèves, cette rubrique n'est donnée que pour mémoire et sans indications de chiffre dans les tableaux qui suivent où sont répartis les élèves par nationalité et type d'enseignement. Notons au passage l'incohérence de ce chiffre avec la rubrique « enseignement primaire et secondaire musulman ». Nous ne retrouverons un ordre statistique, lié à une mise en place de structures nouvelles, qu'à partir de 1961.
En revanche, la structure coloniale était déjà largement marocanisée.
Ainsi nous avons la répartition suivante :
L'enseignement secondaire moderne en 1960
_____________________________________________________________
Secondaire Technique Enseignement
européen 2e degré moyen
_____________________________________________________________
Elèves marocains 5.065 2.504 16.177
Elèves étrangers 5.528 5.024 1.756
_____________________________________________________________
b) L'absorption de la vague du primaire au secondaire (le développement du secondaire public moderne et sa stabilisation).
En 1961, point de départ des nouvelles structures, la répartition des effectifs était la suivante:
Enseignement moyen ...................................... 20.584
dont général : 8.236
technique : 12.348
Enseignement long marocain ....................... 31.985
long français.......................... 12.834
________
Total secondaire public moderne .................... 60.291
Total secondaire public moderne (dont
originel) .................................................... 13.345
Privé ............................................................. 24.854
________
Total secondaire............................................ 98.199
La mise en place d'un enseignement public moderne « de type marocain » et en voie d'arabisation a permis l'intégration d'élèves arrivant du primaire et d'effectifs du « secondaire musulman ».
Dans révolution ultérieure, l'enseignement originel sera en régression lente mais régulière, renseignement privé en stagnation globale avec un renforcement du privé « européen », dont la MUCF, et un recul du privé « arabisé ». La totalité de la croissance est due à renseignement public moderne comme le montre le tableau suivant. Ce même tableau montre la part du 2e cycle du public moderne.
L'évolution du secondaire de 1961 à 1969
____________________________________________________________________
Total général Enseignement
Secondaire public moderne Acroissement
(total)
____________________________________________________________________
1961 98.199 60.291 —
1962 113.636 73.439 13.148
1963 139.758 91.924 18.485
1964 172.483 130.353 38.429
1965 210.931 156.394 26.031
1966 241.730 199.063 42.679
1967 267.631 221.429 22.366
1968 287.438 255.854 23.425
1969 293.193 254.835 9.981
____________________________________________________________________
____________________________________________________________________
Taux Acroissement 2e cycle public
en % moderne
________________________________
type | type
marocain | français
____________________________________________________________________
1961 — 3.878 | 3.993
1962 21,8 5.263 | 5.552
1963 25,5 6.065 | 3.760
1964 42,0 8.497 | 3.081
1965 19,2 12.160 | 2.331
1966 28,4 15.993 | n. d.
1967 11,1 20.152
1968 10,6 25.226
1969 4,0 32.975
____________________________________________________________________
Ce tableau appelle un certain nombre de précisions :
Le taux d'accroissement de 1964 (42 %) est faussé par la mise en place de la classe d'observation qui a, de fait, ajouté une année de scolarité. Cependant, il situe bien l'arrivée de la vague du primaire. La première année du cycle secondaire (1ère AS en 1961 et 1962, classe d'observation à partir de 1963) évolue ainsi :
L'accès au secondaire de 1961 à 1969
________________________________________________________________________
Année 1961 1962 1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969
________________________________________________________________________
Effectifs 12.070 14.145 16.792 40.477 59.032 64.904 67.137 61.067 62.869
________________________________________________________________________
Taux
d'acrois- — + 17 + 19 +140 + 47 + 9,8 + 3,7 — 9,0 + 2,8
ment
en %
________________________________________________________________________
La stabilisation, depuis 1965, est nette. Les effectifs du primaire étant stabilisés, le taux d'admission au secondaire se stabilise également au niveau de 27 % des effectifs du CM2. Déduction faite des redoublants de la classe d'observation, 55.000 élèves sont admis chaque année à l'entrée au secondaire.
La chute rapide du taux de croissance des effectifs du secondaire de 28 % en 1966 à 4 % en 1969 est bien due à cette stabilisation à l'entrée. Les derniers effets de la vague s'amortissent actuellement dans le 2e cycle et expliquent en même temps les dispositions prises à la suite du Colloque d'Ifrane pour en absorbr les derniers remous au supérieur. Nous aurons à y revenir.
Concrètement, on peut considérer que l'effectif atteint en 1969 par la 4e Année Secondaire (1re année du 2e cycle) représente le niveau de stabilisation, à 16.500 élèves, soit 26 à 27 % des effectifs de la classe d'observation, redoublants non déduits dans les deux cas. Déduction faite des redoublants, 15.000 élèves sur 55.000 entrant au secondaire parviennent au 2e cycle, soit 27,2%.
L'achèvement de révolution du 2e cycle peut alors être prévue en tenant compte que sur 100 élèves en 4e AS, 65 parviennent au baccalauréat. Le taux de réussite au baccalauréat moderne est de 50 % (23 % pour le bac arabisé et 16 % ! pour le bac originel, soit respectivement en 1969, 888 et 389 bacheliers). Ce taux de réussite peut atteindre 2/3 en tenant compte pour cette même promotion du redoublement.
En définitive, le tableau de l'enseignement public moderne se résume ainsi :
Les déperditions du primaire au secondaire
Pour 450.000 enfants de 7 ans
__________________________________________________________________
Effectifs Degré d'instruction Taux Déperditions
__________________________________________________________________
185.000 sont alphabétisés 41 % 59 %
110.000 ont la scolarisation
primaire 24,4 % 75,6 %
55.000 accèdent au secon-
daire 12,2 % 87,8 %
15.000 abordent le second
cycle 3,3 % 96,7 %
environ atteindront le bacca-
10.000 lauréat 2,2 % 97,8 %
6.500 à seront diplômés du
7.000 baccalauréat
moderne 1,5 % 98,5 %
__________________________________________________________________
Ajoutons que la stabilisation atteinte depuis 5 ans dans le secondaire, depuis 8 ans dans le primaire, montre que les chiffres absolus ci-dessus ne pourront que demeurer stables dans l'état du système mis au point. L'accentuation du système répressif dans les lycées depuis deux ans peut laisser penser que le pouvoir s'efforce de limiter plus encore les effectifs accédant au baccalauréat. En tout état de cause, les taux relatifs vont continuer de baisser avec la croissance des tranches d'âge.
Notons également que, sauf à réduire le taux d'accès et de réussite au baccalauréat, les effectifs annuels du baccalauréat moderne (2.200 en 1969) pourront être multipliés par trois dans les trois-quatre années à venir pour se stabiliser ensuite.
Nous verrons que ce sont précisément les dispositifs mis en place après Ifrane qui ont pour but d'absorber la pointe finale de la vague au supérieur sans porter atteinte à la structure néo-coloniale de « l'élite ».
c) Marocanisation et arabisation
Les deux principes sont liés. Il ne faut pas les entendre comme liés à la nationalité des élèves, mais à celle des enseignants et au contenu des programmes et de la langue d'enseignement.
En 1969, le taux de marocanisation des enseignants du public moderne est de 43%. Encore est-il en régression par rapport à 1968. Ce qui amène les rédacteurs de « la Situation économique du Maroc en 1969 » à noter que : « Ceci démontre que la production de l'Ecole Normale Supérieure n'arrive même pas à satisfaire l'accroissement annuel en besoins ». Dans le même temps, l'E.N.S. était condamnée à Ifrane.
Notons aussi que ce taux de 43 % pour l'ensemble tombe à 38 % pour les cours généraux, l'éducation physique étant marocanisée à 90%. Au moins l'enseignement du sport pourra-t-il être arabisé.
L'arabisation, qui avait été généralisée au primaire, recule devant le français, même au primaire. En 3e année du primaire, les élèves commencent à apprendre le français. Au CM2 ils ont 8 h 45 de français sur 30 heures de classe.
Si l'on ajoute le fait que le primaire, déjà réduit à quatre années et demie, comporte 1/5 à 1/3 d'enseignement religieux selon les années, on voit quel temps reste disponible pour la formation générale des enfants entre 7 et 13 ans.
Ceux qui entrent au secondaire arrivent dans une classe d'observation où pour 32 heures, ils ont 20 heures de cours en français. La rupture entre les deux degrés est totale: les matières principales, sciences, histoire, géographie et mathématiques avec lesquelles ils s'étaient familiarisés en arabe leur sont, du jour au lendemain, enseignées dans une langue étrangère.
d) Le sabordage du technique
Nous avons vu qu'en 1961 existait un « enseignement moyen technique » qui groupait 12.348 élèves. En outre, 4.000 élèves fréquentaient un enseignement technique long qui les amenait au Brevet Industriel et au baccalauréat technique.
Cet enseignement a été progressivement sabordé. En 1968, le moyen technique comptait 4.388 élèves dont 302 seulement en 4e année de « spécialisation ». L'enseignement moyen technique et l'ensemble du 1er cycle de l'enseignement technique long ont été supprimés depuis l'année scolaire 1968-69.
Quant au 2e cycle technique, il est en voie d'extinction, n'étant plus alimenté. Les élèves, qui avaient été orientés dans ce cycle, menant en 3 ans au baccalauréat technique, se sont vu d'abord supprimer l'accès au baccalauréat technique puis autorisés à présenter le baccalauréat au prix d'une année supplémentaire d'études.
D) LE SUPÉRIEUR
L'enseignement supérieur au Maroc comprend l'enseignement supérieur public moderne et l'enseignement supérieur originel. Il faut y ajouter de 400 à 200 élèves (chiffre en régression) des classes préparatoires aux Instituts et Grandes Ecoles étrangères organisées au Maroc sous l'égide des Missions Universitaires française et espagnole. Enfin un millier de marocains poursuivent des études à l'étranger.
L'évolution de renseignement supérieur marocain est la suivante :
Evolution de l'enseignement supérieur marocain
_____________________________________________________________________
Années Supérieur Accroisse- Supérieur Total
public ment en % originel Supérieur
moderne
_____________________________________________________________________
1962 3.965 — — —
1963 6.325 + 60 453 6.778
1964 8.147 + 29 374 8.521
1965 7.311 - 10 497 7.808
1966 7.128 - 3 482 7.610
1967 7.140 0 668 8.308
1968 9.800 + 37 898 10.698
1969 11.911 + 17 859 12.770
_____________________________________________________________________
Ces chiffres, et particulièrement ceux de l'enseignement supérieur public moderne, ont une signification très claire lorsqu'on les raccorde à l'évolution du secondaire depuis l'indépendance.
La première phase de croissance correspond à la politique de « marocanisation » de l'enseignement secondaire colonial par la bourgeoisie.
La deuxième phase correspond au déferlement au supérieur de la vague lancée par la poussée populaire sur le primaire après l'indépendance.
L'écart entre ces deux phases est d'autant plus marqué que la première phase avait en fait commencé dans les dernières années du Protectorat. Le Maroc avait connu alors son Plan Fouchet. D'où la séparation très nette de ces deux phases et le recul du supérieur de 1964 à 1967, l'effort gouvernemental de « stabilisation » n'ayant plus, pendant ces années, de contre-poussée.
Par là même, la vague venant de la poussée populaire de l'indépendance se marque nettement en 1968 et se poursuivra jusqu'à sa stabilisation dans les deux à trois prochaines années à un niveau autour de, 20.000 étudiants, y compris les nouveaux Centres Pédagogiques Régionaux. Ceux-ci, ainsi que les autres dispositifs issus d'Ifrane, ont bien été montés pour organiser l'intégration de cette vague.
La différenciation de ces deux phases explique également les différences d'origine de classe du milieu étudiant et l'apport important d'étudiants issus des masses laborieuses depuis 1968.
Ainsi s'éclairent les fondements objectifs de la radicalisation des luttes étudiantes depuis deux ans, des tensions internes constatées, et de la collusion féodalo-bourgeoise d'Ifrane.
E) RÉCAPITULATIF
Nous donnons, pour terminer cette présentation des données, un tableau récapitulatif de l'enseignement :
L'enseignement au Maroc en 1969/1970
______________________________________________________________________
Enseignants
____________________________
Elèves Marocains Etrangers
______________________________________________________________________
Primaire 1.142.810 dont 30 % de filles 31.019 23
dont P.M. 94,6 % 30.820 23
P.O. 0,6 % 190 0
Pr. 4,8 % 1.232 966
____________________________________________________________________
Secondaire 293.193 dont 26,3 % de filles 6.089 7.273
dont P.M. 86,9 % dont 84 %
dans le 1er cycle 5.113 6.706
P.O. 2,4 % 339 32
E.R.I. 0,7 % 73 48
Pr. 10,0 % 504 487
____________________________________________________________________
Supérieur 12.970 dont 14,8 % de filles 218 235
dont P.M. 92,0 % 164 235
P.O. 6,6 % 54 0
Etr. 0,4 % — —
____________________________________________________________________
P.M. ; Public moderne — P.O. : Public originel — Pr. : Privé marocain et étranger — E.R.I. : Ecoles régionales d'Instituteurs — Etr. : Enseignement supérieur étranger.III - Les étapes de la politique de l'enseignement depuis l'indépendance
A) 1955-1957 : LE DÉFERLEMENT POPULAIRE A L'INDÉPENDANCE
Si nous parlons sous ce chapitre du déferlement populaire de l'indépendance, c'est qu'il fut si puissant que toutes les politiques s'effacèrent devant lui, pour quelque temps du moins.
Et pourtant quel silence là-dessus! Il est d'ailleurs significatif que, si les ouvrages se font de plus en plus abondants depuis dix ans sur1'économie marocaine, aucun ouvrage ni même aucune étude d'ensemble n'ait été publié sur renseignement. Depuis cinq ans, certains articles et brochures ont été publiés sur ces problèmes, mais tous partent des années 60.
Il est à ce fait une difficulté objective que nous avons soulignée, le manque de séries statistiques cohérentes. Nous ne prétendons pas l'avoir résolue, mais dégagé cependant les tendances principales. Ces tendances sont confirmées par les faits politiques que nous allons rappeler.
Ce sont précisément ces faits politiques qui constituent l'obstacle réel aux quelques travaux de ces dernières années. Les publicistes de la bourgeoisie nationale n'ont pas le courage de l'autocritique. Aussi vaut-il mieux oublier les faits. Après tout les chiffres sont là : 220.000 enfants scolarisés à l'indépendance, un million en 1962. De là à présenter ces résultats comme le fruit de la politique de la bourgeoisie nationale au pouvoir, il n'y a qu'un pas à franchir qui est bien sûr franchi.
Les faits sont quelque peu différents. Un des rares ouvrages à en avoir conservé une trace combien partielle est le reportage de J. et S. Lacouture sur « Le Maroc à l'épreuve » écrit en 1957. Mais si des faits sont rendus et une ambiance, leurs causes sont interprétées par des auteurs, au demeurant fort considérés de nos politiciens locaux de tous bords, mais qui ont fait leur apprentissage du Maroc et du journalisme dans les milieux de la Résidence Générale du Protectorat. Aussi, s'appuyant sur ces « années de Protectorat où l'on devait, dans le bled surtout, rendre l'école attirante, attrayante par toutes sortes de subterfuges », y compris grâce au dévouement des femmes de colons (!), ils ne comprennent cet élan que par l'appel du leader charismatique. Et d'ajouter qu' « il n'y eut pendant longtemps aucun enthousiasme chez les Marocains musulmans, même citadins, pour la culture moderne et étrangère, suspecte aux traditionnalistes et aux nationalistes ». L'enthousiasme est venu depuis, nous allons en voir les résultats, ceux de la culture impérialiste.
Auparavant, il nous faut rappeler et comprendre ce que fut la vague de l'indépendance. Pour le peuple, l'indépendance fut avant tout l'accès à la connaissance. Il faut le dire, pour la terre les masses paysannes firent confiance a leurs dirigeants. Pour la connaissance, ce fut l'explosion. « De vieilles femmes, les bébés attachés sur le dos, s'appliquaient à écrire, de leurs mains qui n'avaient jamais tenu un crayon » rappelle S. Lacouture, qui ajoute « Un peuple entier sortait des nouallas, des patios et des bidonvilles pour apprendre ».
Dès le déferlement populaire de l'automne 1955 qui fit cette accélération de l'histoire où éclatèrent les mécanismes montés à Aix-les-Bains, avant même que nos fins négociateurs ne mettent au point la belle formule « d'indépendance dans l'interdépendance », les masses populaires construisaient des écoles, avec les moyens du bord. 1.500 classes ainsi ouvertes de l'automne 1955 à mai 1957 ! Après, il fallait un « muderres », un maître d'école dans toute la noblesse du terme.
Cet énorme élan était aussi celui de la fraternité nationale. Les pachas et caïds de la pétition de 1953 prudemment sur le retrait, toute la nation convergeait vers cet effort.
D'où vient cette aspiration profonde qui étonne tant l'observateur occidental, d'où vient cette soif de connaissance qui effrayait hier nos colons, aujourd'hui nos oligarques? De la « propagande » nationaliste, des « meneurs »? Ceux qui, hier comme aujourd'hui, avancent ces explications ne peuvent comprendre que si le travail militant peut rendre affleurante l'aspiration profonde, encore faut-il que celle-ci existe. Sinon, toutes les propagandes du monde ne font pas le mouvement profond des peuples.
Or là certes, le travail du mouvement national, l'admirable effort des écoles libres, le dévouement de militants issus de cette bourgeoisie nationale lettrée, jouèrent un rôle que l'on ne saurait sous-estimer. Tout cet effort se retrouva dans la communion de l'indépendance.
Mais tout cet effort s'enracinait lui-même dans la culture profonde du peuple, dans son histoire, dans l'intériorisation par les structures communautaires profondes des campagnes de la culture arabe et de l'idéologie islamique dans tout ce qu'elles comportent notamment d'appel à la science et à la connaissance. Le récent ouvrage de Laroui nous rappelle l'importance et l'enracinement du mouvement des zawiyas au 15e-16e siècle d'où surgit le rejet des premiers colonisateurs du capitalisme naissant. Laroui nous rappelle le texte de Mokhtar Soussi (Souss-el-Alima, le Souss de la connaissance) dénombrant 2.000 écoles pour l'époque dans la seule province du Souss.
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(1) Nous pensons avoir suffisamment analysé dans plusieurs numéros de Souffles ces problèmes. Le lecteur se reportera dans le présent numéro à
l'article d'A. Serfaty : « Obscurantisme néo-colonial et acrobaties bourgeoises ».
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(2) Chiffres donnés par G. Oved in « Notes sur la situation économique du Maroc à la veille des négociations franco-marocaines » (février - mars 1956). Polycopié.
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(3) In Politique étrangère. 1955. Les lignes de forces du Maroc moderne. Cité par R. Lenoir in Cahiers de l'ISEA, n° 94, novembre 1959.
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