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un mot sur adonis (1)

pp. 90-92

     Adonis est l'un des rares poètes d'aujourd'hui à s'être engagé totalement dans le combat culturel. Poète de grand talent, comme en fait foi sa vision du monde structurée et novatrice, il a le mérite d'être le fondateur d'une revue progressiste bien venue au Moyen-Orient, où elle joue un rôle d'avant-garde : MAWAQIF « Positions » (2).
     La création de cette revue est significative.
     Contrairement aux poètes qui, au lendemain de l'agression sioniste, se sont sentis provoqués à ce point qu'ils ont renoncé momentanément à leur sentimentalisme morbide pour crier leur indignation à la face du monde dans des poèmes inouïs mais non valables, Adonis a publié le manifeste du 5 juin (3) et, quelque temps après, a fondé MAWAQIF. Selon ses propres termes, cette revue aura pour mission de prendre position vis-à-vis de tous les problèmes culturels qui se posent à l'homme arabe et, pour cela, se fera
un devoir d'écarter interdits et tabous.

     Les poèmes de circonstance dits de ??naksa ne résistent pas à la comparaison. Ils n'ont été qu'une volte-face exacerbée qui a pris la forme d'une triste formalité. Celle-ci remplie, leur art habituel aidant, ces poètes revinrent à leurs moutons avec une facilité pour le moins terrifiante. En définitive, leur pseudo-engagement n'a été motivé que par un besoin archaïque de vengeance émanant d'une conscience bornée et reposant sur une rancune qui continue à se traduire de temps à autre dans des bouts des fictives??.

     Sous cet éclairage, le manifeste du 5 juin nous apparaît comme une prise de position autrement plus conséquente. Et si aujourd'hui. les événements renouvellent notre perception dégageant des perspectives nouvelles, il n'empêche que, replacé dans son contexte historique, ce manifeste garde toute sa force. C'est dans tous les cas là qu'il faut chercher la plate-forme sur laquelle s'édifie l'œuvre d'Adonis poète et militant. Et c'est à cette condition seulement, celle de l'engagement total, que nous pourrons un jour envisager, sous l'angle de la recherche et de l'analyse, le Chant de cet homme, poésie fraternelle. solidaire et qui nous concerne d'emblée.

     En effet, beaucoup de choses restent à démystifier. La poésie est, après tout, une chose facile, n'importe qui pouvant faire un poème potable que n'importe quelle objectivité justifiera au profit de la facilité et de la mauvaise foi. Refusant cette objectivité, nous affirmons que la création culturelle, d'une manière générale n'est pas dissociable de la conduite et des engagements de l'homme qui recourt, en fait, à cette autre forme d'expression (le travail manuel de l'ouvrier ou didactique de l'instituteur en sont d'autres) comme à un lieu complémentaire d'action. Ce critère doit permettre d'écarter les jongleurs dont la poésie n'est qu'une charlatanerie en marge du combat décisif mené par l'avant-garde du monde arabe. La vraie poésie, la seule, est celle qui fait partie intégrante de ce combat, polyvalent et multiforme, l'assumant dans tous les fronts.

     C'est en nous basant sur cette dialectique que nous reprochons aux poètes s'exprimant en arabe et, partant, à Adonis, de tenir à une esthétique élaborée au détriment de la mission de la poésie. Or, l'esthétique s'accompagne du lyrisme que procure l'observance d'un certain rythme, d'une certaine marche, définis et répertoriés à l'avance. Il est donc fatal qu'au terme du processus, elle en fasse la condition de toute bonne poésie. II faut vraiment un Adonis pour concilier l'aliénation de l'écrit au débordement de la parole, ou un Nizar Qabbani, qui a ses contradictions et à qui s'applique la phrase : la poésie est un art qui illustre la vie et la souffrance. En règle générale, l'esthétique envahissante menace la poésie de romantisme et nous semble, pour cela, indéfendable. Aussi, nous ne nous étonnons pas si à partir d'elle (et nullement d'une pénurie de la poésie) certains genres littéraires se sont développés.

     Contrairement à ce que beaucoup de gens croient, ces genres ne s'enrichissent pas mutuellement et n'enrichissent pas le patrimoine culturel. Ils conduisent à une pléthore de catégories hétéroclites, ambivalentes, qui étouffent la parole et entrent en contradiction avec l'itinéraire historique de la poésie. La preuve en est que dans le monde arabe, roman et théâtre sont synonymes de fausses situations. Leur matière, c'est le « maladif ». Cela ne veut pas dire que nous refusons le roman et le théâtre comme possibilités, mais comme l'échec de formes arbitraires importées d'ailleurs.

     La vraie parole, quant à elle, correspond à une cosmogonie dépouillée, sans fard ni artifice, une somme de possibilités non encore explorées, un produit du corps individuel et collectif et l'une des créations de l'homme les plus proches de la vérité et du sens de la justice. Et dès lors qu'un genre déterminé permet une vision vraie, nous sommes portés à le considérer comme un poème qui emprunte une graphie appropriée. Ce qui ne signifie pas que ce genre ait des vertus qui lui sont particulières, en tout cas pas chez nous, que la poésie devient roman, ou que le roman devient poésie ; ce qui se produit, c'est un changement radical dans les rapports qui s'instaurent entre l'homme et l'œuvre qu'il veut produire. Ce n'est pas l'instrument qui va commander, mais l'œuvre qui va créer son véhicule, son contenant.

     Or, si, rejetant la poésie de circonstance et tout a priori de technique ou de lyrisme, nous sommes convaincus que la poésie est un lieu complémentaire d'action et de combat, si la poésie est une cosmogonie où le poète fait l'autopsie du moment, si le poète est le mobilisateur, si la poésie est liée au sort de l'homme, nous saisissons d'emblée la nature qui doit être celle des rapports qui s'instaurent entre l'œuvre et son créateur. Nous ne dirons pas comme certains que la littérature est un insaisissable mystérieux, mais une œuvre culturelle commandée par toute une société qui participe de sa création comme de sa consommation.

     Toujours est-il que la poésie s'exprimant en arabe au Moyen-Orient connaît de nos jours un regain de gloire pour avoir été renouvelée et ses conditions assouplies. Précisons seulement que le succès fait à cette poésie est dû moins à la nouvelle conception de l'esthétique qui a développé, en les simplifiant, les méthodes de versification, qu'aux promoteurs eux-mêmes placés dans des circonstances historiques favorables au développement d'une conscience révolutionnaire. On a même vu l'apparition de « prosateurs », des poètes en quête d'une poésie désaliénée et totalement affranchie. MAWAQIF fut à ce propos la première revue à publier une partie de cette nouvelle poésie en 1'assumant.

     C'est en la replaçant dans son propre espace géographique et mental, qui a ses traditions propres, que la poésie d'Adonis doit être envisagée. Mais, en dépit de ce déplacement, cette poésie nous apparaît comme entrecoupant dans sa thématique et sa symbolique notre propre tradition de l'itinéraire. Mihiar est à ce titre un correspondant d'une partie de la poésie maghrébine s'exprimant en français ; la partie la plus talentueuse. Son histoire est celle de tout personnage conscience de son peuple. Il est issu du monde imaginaire propre à l'épopée.

     Au départ, la mort contagieuse, l'inertie, la déchéance, l'inanition, la peste, les dieux, les diables, le déluge. Orgie de charognards. Fils de chaos, Mihiar, comme dans l'Oeil et la Nuit, est le cadavre qui se relève pour se poser en agresseur dans un monde démantelé, réduit au minéral. Cette destruction est la condition de la nouvelle naissance des hommes. Elle correspond en outre à un rituel qui consacre l'accès à la responsabilité et voit l'homme se dissoudre plus il avance dans la nuit de ses dynamismes. Avant tout, le poète commence par s'approprier le monde et il s'en empare en le démolissant, en l'absolvant afin d'en faire un interlocuteur valable apte à envisager l'avenir.

     j'ai créé des ennemis dignes de moi
     j'annihile et j'attends qui va m'annuler
     voilà que je commence le dialogue
     avec le langage naufragé
     dans l'archipel de la chute immémoriale

     Diaiogue ? Le langage de Mihiar est un délire exorcisant, fiévreux et sismique où la violence est une vertu, le Refus un devoir et la dévotion, toute dévotion qui fait table rase du Péché et en appelle à l'homme trop libre pour en devoir à quiconque et lui sacrifier, quémandant une bénédiction néantisante. C'est à cette liberté que Mihiar s'adresse, car avec elle, tout peut seulement commencer.

     Le Cavalier des Paroles Etranges, le Maître du Refus, Mihiar erre ainsi à travers l'aride. Païen dans l'âme (c'est-à-dire tout simplement libre), il se répand avec une grande audace, dans une parole de toute beauté, dans un délire à la fois poignant et nourricier qui coule avec une facilité telle que les quelques exaltations devant lui donner plus de force s'avèrent faibles et ne font que gêner cette mémorable descente aux enfers.

— Premiers poèmes (1957)

— Feuilles dans le vent (1958)

— Les Chansons de Mihiar le damascène (1961)

— Le Livre des Métamorphoses et de l'Exode dans les Régions du Jour et de la Nuit (1965)

— Le Théâtre et les Psychés (1968).

     Telle est l'œuvre d'Adonis à laquelle ces quelques mots n'ont jamais prétendu rendre justice. Une étude exhaustive accompagnée d'un choix de textes est nécessaire. Je signale à ce sujet que Abdellatif Laâbi et moi-même avons décidé de lui consacrer un ouvrage. Nous aurons donc ensemble l'occasion d'en reparler plus longuement.
                                                                                                                                                             abdelaziz mansouri


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(1)     Ali Ahmed Saïd. Poète libanais né en Syrie.
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(2)     Revue bimestrielle pour la liberté, l'innovation et la transformation
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(3)     Publié dans le numéro 9 de Souffles
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