Les nouvelles aspirations de la bourgeoisie d'état
pp. 17-20
Comme le dit fort judicieusement Mahmoud Hussein en introduction à ce nouveau chapitre, l'ensemble des transformations précédemment décrites n'a pu se réaliser que parce qu'elles constituaient la condition nécessaire à l'ascension de l'élite petite bourgeoise s'identifiant déjà aux intérêts de classe de la bourgeoisie d'état en formation. Mais une fois qu'elle possédera de façon hégémonique le pouvoir politique et économique, ses intérêts de classe vont se trouver profondément modifiés. A la solidarité spontanée entre ses différents éléments, l'élite petite bourgeoise et le pouvoir exécutif central, succède désormais la course aux profits individuels, la concurrence, etc... D'un coup libérés de toutes les contraintes qu'exigeait une stratégie d'ensemble face aux éléments conservateurs, les éléments de cette bourgeoisie d'état revendiquent maintenant la libération progressive de l'initiative individuelle, la levée des mesures dirigistes et de la démagogie populiste, l'extension enfin des domaines ouverts aux investissements privés.
Sur le plan économique, les aspirations de la classe dominante signifiaient donc l'arrêt de la politique d'industrialisation, une ouverture plus grande vers l'Ouest et la cessation de la tutelle du pouvoir d'Etat sur l'ensemble de la bourgeoisie d'état.
Les contradictions nouvelles entre le pouvoir et la bourgeoisie d'état
Aux nouvelles aspirations de cette bourgeoisie devenue indélogeable de cet appareil d'état dont elle ne veut plus être le simple dépositaire, 1'Etat va opposer diverses formes de résistance, défendant les institutions du régime et protégeant la voie capitaliste et les intérêts d'ensemble de la bourgeoisie d'état, malgré elle.
II s'appuiera tout d'abord sur une partie des cadres moyens formés au cours de la décennie précédente qui aspirent à leur tour à une promotion aux postes dirigeants et que les tendances conservatrices de la nouvelle classe dominante vouaient dès lors à la stagnation.
D'autre part, il s'appuiera sur la force de pression politique soviétique qui a désormais la possibilité de paralyser et de désorganiser l'économie du pays : réclamation de dettes, rappel de techniciens, arrêt brutal de l'achat de coton égyptien, etc...
Enfin, sur le plan subjectif cette fois, l'ascendant personnel de Nasser sur la plupart des éléments de cette nouvelle classe — qui se sent redevable à l'équipe nassérienne de sa situation — et le fait que celle-ci, n'étant pas unifiée politiquement et idéologiquement, ne pouvait donc se présenter en pouvoir de rechange, vont jouer en faveur de l'exécutif.
Impuissante sur le plan politique, c'est sur le plan économique que la nouvelle classe va alors exprimer la contradiction entre ses aspirations nouvelles et la politique du régime. Ne se sentant plus en sécurité, ne possédant pas d'une manière assurée les moyens de production dont ils ont la charge et ne se préoccupant plus le moins du monde du fonctionnement régulier du système économique instauré, elle va procéder de manière anarchique et irrationnelle à l'appropriation personnelle du maximum de biens de l'Etat : c'est à nouveau les scandales de marché noir, de détournements de fonds, corruption, réseaux de complicité, etc...
C'est en particulier au sein de l'armée, qui a acquis sur les affaires de l'Etat l'influence la plus grande, que s'érigent les plus importants de ces fiefs politiques et économiques.
On fera de plus en plus appel alors dans la presse officielle à de pseudo-explications invoquant l'incompétence technique et l'immoralité individuelle, de façon à masquer le seul élément véritablement en cause, à savoir l'irrationalité du fonctionnement d'un système capitaliste dont la classe dominante ne possède pas les moyens politiques de garantir ses privilèges économiques individuels.
A la fin de la période étudiée, le pouvoir d'état se retrouve donc dans une situation où le blocage de la voie capitaliste se reproduit fondamentalement de la même façon que durant les premières années. L'échec de l'industrialisation devenait chose de plus en plus évidente. L'autonomie se transformait en une dépendance de plus en plus pressante vis-à-vis de l'U.R.S.S. :
— sur le plan des exportations, l'U.R.S.S. étant le principal acheteur de coton égyptien dont les récoltes sont hypothéquées pour de nombreuses années à venir ;
— sur le plan financier, étant donné l'accroissement de la dette extérieure vis-à-vis de l'U.R.S.S. ;
— sur le plan technique enfin, l'industrie moderne égyptienne et l'armée régulière étant totalement tributaires des fournitures et des techniciens soviétiques.
Dans ces conditions, en 1965-66, la politique nassérienne ne pouvait plus s'opposer aux objectifs fondamentaux de la stratégie soviétique dans cette région du monde. Dans ce contexte nouveau créé par l'intervention soudaine de l'U.R.S.S. dans le partage du monde en zones d'influences, la stratégie américaine doit être clairement comprise : il s'agit d'étendre le plus largement possible la zone d'influence U.S. sans affronter directement l'U.R.S.S., et, plus spécialement, de sauvegarder les positions stratégiques qu'elle possède dans cette région du monde. La politique nassérienne pouvait menacer ces positions dans la mesure où elle constitue le véhicule idéal de la politique concurrente des dirigeants soviétiques, et non pas — comme le pensent certains naïfs — du seul fait de l'exemple nassérien, ce régime n'ayant aucune capacité propre de défier l'impérialisme U.S. au-delà de ses frontières.
C'est au travers de l'antagonisme R.A.U. - Arabie Séoudite que va se dérouler le conflit direct d'influence au sein des pays arabes, opposant l'impérialisme U.S. à la nouvelle politique soviétique. Il s'agit surtout de la guerre du Yémen où le régime nasserien va lentement s'enliser. C'est le moment que choisit également Israël pour lancer ses premières offensives : projet de détournement des eaux du Jourdain, incursions de l'armée israélienne au-delà de ses frontières, etc...
Les contradictions nouvelles entre les masses populaires et la classe dominante
Le régime n'ayant plus les moyens de camoufler ses rapports avec la classe dominante, son « système de duperie démagogique » va commencer à se désarticuler.
Déjà à la campagne, les mots d'ordre de solution locales autonomes sans attendre « les solutions d'en haut » se répandent, surtout en Basse Egypte : des groupes se constituent, des grèves de la faim publiques, des marches de protestation. La répression engendre rapidement la colère et la lutte contre la répression. A Damiette, en 1965, les autorités sont obligées de décréter la loi martiale. En 1966, c'est le village de Kamchiche qui sera le théâtre d'une lutte exemplaire des paysans groupés autour de l'intellectuel révolution-naire Salah Hussein, dirigée contre la famille de grands propriétaires El Fekri. L'assassinat de Salah Hussein, loin de désorganiser le mouvement, ne fera qu'exacerber la haine populaire. Nasser doit se rendre personnellement à Kamchiche et promettre le châtiment des assassins : c'est la création de pseudo-"comités de liquidation du féodalisme" dirigés par le Maréchal Amer.
En même temps, à l'occasion d'un complot éventé visant les dirigeants du pays, le régime déclenche une nouvelle répression contre la confrérie des Frères Musulmans qui lentement, à la faveur du mécontentement populaire, commence à relever la tête, pendant que les communistes égyptiens dans leur majorité décrétaient la dissolution volontaire de leurs organisations et se mettaient individuellement au service du régime. En fait, ces derniers n'ont jamais atteint un niveau d'action de masse exemplaire. Leur ligne poiitique, tout au long de la période étudiée, les a condamnés à demeurer une force de pression mineure à la gauche du mouvement bourgeois réformiste, alors même que le mouvement communiste avait des possibilités objectives de se développer et de canaliser les aspirations révolutionnaires des masses.
C'est à partir de 1955 — date de l'ouverture du régime vers l'Est — que la trahison devient flagrante : cessant brusquement ses attaques, purement verbales d'ailleurs, contre le régime « dictatorial » ou même « fasciste », le mouvement communiste égyptien se lance dans un soutien enthousiaste du régime. Nasser songea alors à utiliser les compétences théoriques ou organisa-tionnelles des communistes en plaçant quelques dizaines d'entre eux dans les divers services de la presse officielle et dans l'Union Socialiste Arabe.
Ainsi disparut le mouvement communiste égyptien né de la deuxième guerre mondiale, après quelques mois de débats pseudo-théoriques où, comme le dit Mahmoud Hussein, « l'attitude des dirigeants du P. C. U. S. à l'égard du régime nassérien tint lieu d'analyse concrète de la situation egyptienne ».
L'essor nouveau du Mouvement Populaire patriotique et démocratique
Nous en arrivons, à la suite de Mahmoud Hussein à Juin 67 et à la débâcle militaire.
Nous ne reviendrons pas — comme le fait l'auteur — sur les causes profondes de la défaite, les chapitres précédents ayant suffisamment mis en valeur le caractère de classe de l'armée égyptienne et l'aspect anti-populaire du régime. Dans ces conditions, la défaite face à un ennemi surarmé devenait inévitable. En aucun cas, celle-ci ne doir être imputable au peuple égyptien.
La défaite allait bouleverser cet état de choses au sein du peuple.
Le 8 juin 1967, après l'annonce officielle de l'acceptation par l'Egypte et l'U.R.S.S. du cessez-le-feu, celui-ci, rompant soudain les amarres de 15 années de répression, allait intervenir spontanément, massivement, décisivement, pour transformer de fond en comble les données de la situation politique égyptienne et arabe.
Passons rapidement sur le refus au soir du 9 juin 1967 du peuple égyptien d'accepter la démission de Nasser, refus que les apologistes du régime présentent comme un plébiscite, mais qui, en fait, n'est rien d'autre qu'un choix immédiat et sans autre alternative possible entre Zakaria Mohieddine, représentant direct des forces occultes de l'impérialisme et symbole de la capitulation d'une part, et Nasser d'autre part considéré comme le moindre mal. « « La seule forme concrète, immédiate, offerte au peuple pour exprimer son refus de la capitulation, était alors de refuser le changement de leader proposé par les forces de la capitulation ».
Le mot d'ordre du 9 Juin, le rappel de Nasser au pouvoir, fut donc un mot d'ordre conjoncturel.
Nasser reviendra. II reviendra toujours le même. Mais le peuple égyptien n'est plus le même. Il lui a donné sa confiance. A partir de février 1968, il va commencer à la lui retirer.
Aussitôt rétabli à la tête de l'Etat, Nasser va en effet prendre une série de mesures en opposition totale avec les aspirations des masses égyptiennes et dans l'esprit de la politique de classe pratiquée avant Juin 1967. Excepté quelques mesures d'assainissement de l'appareil d'Etat — épurations et procès — destinées à calmer le peuple, l'essentiel de la politique nassérienne va consister à réorganiser, avec l'appui, l'argent et les conseils soviétiques, les différents secteurs de l'appareil d'Etat et de 1'économie de façon à ce que « chaque section de la bourgeoisie soit consolidée au sein du secteur qu'elle domine ; que, d'une part, elle lui cède le monopole de la politique et que, d'autre part, elle se charge de remettre en marche le secteur de l'Etat ou de 1'économie qui dépend d'elle ». D'autre part, les structures de l'Union Socialiste Arabe seront revues, afin de pouvoir désamorcer localement les énergies populaires et discipliner plus efficacement les différentes sections de la bourgeoisie dominante.
L'exigence fondamentale exprimée par le peuple égyptien au soir du 9 Juin, « pas de négociation, pas de paix, sera réduite, quant à elle, à son aspect le plus formel : refus de s'asseoir publiquement à la même table que les Israéliens. En réalité, le régime prépare activement la capitulation baptisée « solution pacifique » et camouflée par des discours enflammés sur la guerre prolongée, la guerre d'épuisement, la patrie à défendre etc... Pendant ce temps, le peuple était maintenu à l'écart de l'effort de guerre du pays.
Dans ces conditions, l'affrontement devenait inévitable. Le prétexte immédiat de la révolte sera la clémence du verdict prononcé contre les officiers directement responsables de la débâcle de l'armée en juin 1967.
La révolte aura pour théâtre principal Le Caire et ses banlieues ouvrières, Hélouan et Choubra. Bousculant les barrages établis à la hâte, les ouvriers prirent d'assaut le poste de police de Hélouan. L'immeuble du journal officieux, Al Ahram, est assiégé à son tour, ainsi que l'assemblée nationale. Très rapidement, le mouvement s'étend ; à l'Université, meetings et forums se succèdent avec pour mots d'ordre « pas de clémence » « démocratie » et « dissolution de la chambre incapable ». Décision est prise d'organiser une manifestation de masse : les étudiants iront accueillir les ouvriers de Hélouan venant au Caire par train. Entre temps, des grèves de solidarité sont déclenchées dans les usines. L'Université Polytechnique est occuppée par ses étudiants. Le lendemain, les lycées se joignent au mouvement ; dans les rues, des barricades commencent à se dresser.
Devant l'ampleur du mouvement, Nasser décide alors de faire donner l'armée, au risque d'accroître encore la haine populaire contre elle. Finalement, l'armée aura le dessus. Mais loin de briser le courant patriotique et démocratique de masse, ce coup d'arrêt va, en le réprimant, susciter son développement en profondeur.
Une fois la révolte provisoirement éteinte, Nasser lance un appel au peuple : c'est le Manifeste du 30 mars, par lequel il propose un programme qui sera soumis à un referendum et qui sera suivi ensuite de l'élection des organes locaux, régionaux et centraux de l'Union Socialiste Arabe. L'objectif du pouvoir est clair : réduire le besoin populaire de démocratie de masse aux dimensions d'une pantomime électorale sous la forme la plus dérisoire : un vote par oui ou par non sur une série de « promesses » sans contenu pratique
Cependant, le pouvoir marque un net recul : il ordonne une révision du procès et accorde soudain un soutien tapageur à la résistance palestinienne.
C'est au tour de la bourgeoisie d'état de s'inquiéter ; ses porte-parole les plus occidentaux, et en premier lieu Zakaria Mohieddine, démissionnent. Pour eux, en effet, des concessions démagogiques ne peuvent qu'encourager le sentiment populaire dans la voie de la radicalisation. D'autre part, se sentant à nouveau menacée la bourgeoisie d'état accentue sa tendance à l'appropriation personnelle des biens de l'État. Le « pot-au-vin » devient institution.
Sur le plan militaire, la passivité du régime devient évidente.
Aussi, l'agression israélienne contre les installations électriques de Naga-Hammadi interviendra dans une situation d'effervescence populaire. Ce devait être le signal d'un nouvel essor du mouvement patriotique de masse égyptien.
Le prétexte immédiat de la révolte de Mansourah sera universitaire et scolaire (refus des nouvelles dispositions officielles), mais dès que le mouvement sera déclenché, les affrontements avec les services de répression cristalliseront la contradiction entre les aspirations globales des masses et la politique gouverne-mentale. La manifestation, à laquelle s'opposent les forces de police, se transforme rapidement en une révolte populaire avec laquelle la majorité la population de la ville et des alentours se sent solidaire : élèves, ouvriers, paysans sans terre, chômeurs. La police débordée reçoit l'ordre d'ouvrir le feu, tuant plusieurs personnes. En un rien de temps, le commissariat sera pris d'assaut et saccagé, pendant qu'un tronçon de la manifestation se dirigeait vers l'arsenal pour s'en emparer.
Lorsque le soir les nouvelles arriveront à Alexandrie et au Caire, la colère se déchaînera dans les milieux universitaires. La faculté polytechnique est occupée par ses étudiants qui y séquestrent le gouverneur de la ville. Le lendemain, toute la ville saura le comportement honteux du gouverneur pleurant de peur, implorant la pitié. La bourgeoisie égyptienne dans son ensemble ressentira la même panique que lui. Dès le samedi soir en effet, des milliers de tracts appellent à la révolte les lycéens, les étudiants et tous les habitants de la ville. La répression intérieure et la capitulation extérieure du régime y sont pour la première fois liées l'une à l'autre. Avec l'apparition des mots d'ordre «liberté» et « Nasser démission », ordre est donné de tirer à bout portant, les mitrailleuses laisseront sur les chaussées des dizaines de morts et sèmeront du coup une haine absolue où chômeurs, ouvriers, étudiants, paysans se reconnaîtront.
Cette unité, cette volonté de changement sont si puissants que la sauvagerie de la répression ne les brisera pas. La révolte du lundi 25 novembre n'a pas été étouffée à coups de feu. Elle s'est tue, à la tombée de la nuit, parce qu'il n'existait aucune organisation révolutionnaire conséquente qui put la mener plus loin. « Il n'y a pas eu de défaite populaire. Simplement le volcan de 3 jours, à bout de souffle, a ravalé sa flamme qui va s'épancher dans les profondeurs, cherchant le moment et le lieu de jaillir à nouveau ».
C'est une note d'espoir, d'optimisme et la réaffirmation de l'impératif de l'heure des masses arabes — la création du cadre révolutionnaire seul capable de faire déboucher les luttes populaires sur le pouvoir du peuple qui met fin à l'analyse magistrale de Mahmoud Hussein sur la lutte des classes en Egypte de 1945 à 1968.
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De Tahar Benjelloun
( Collection Poètes Maghrébins )