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Souffles
pp. 54-55
la répudiation
de Rachid Boudjedra (1)
« La Répudiation » de Rachid Boudjedra est un de ces livres de la lecture duquel on sort endolori, à la limite de l'asphyxie. Comment ne pas fraterniser avec cette voix aigre, purulente, délirielle, harcelante, provocatrice ?
Notre génération, dans sa lucidité impitoyable, se fout éperdu-ment des morales chancelantes ou greffées, comme elle piétine rageusement toutes les frontières du licite et du nommable.
Elle ose mettre à nu, que dis-je, farfouiller sous les microscopes les plus puissants, les réalités et les vérités grouillantes et les gicler sans manière aucune à la face des lecteurs de tout acabit. Que ceux des nôtres qui sont concernés par ce réalisme-terroriste, ce réalisme maghrébin, perdent leurs dernières attaches avec la littérature bourgeoiso-intimiste d'antan. Ils ne seront que plus conséquents avec eux-mêmes. Et que les jouisseurs paternalistes de la littérature-nord-africaine d'expression-française fassent leur deuil de notre éculé soi-disant besoin de compréhension. Qu'ils fassent le bilan de leur ethno-centrisme et de leurs aliénations s'ils veulent se mettre au niveau.
Il faut lire donc cette œuvre après avoir fermé les dictionnaires et désamorcé le ressort des références, souvenirs, romans-littérature, écoles-académies, bref toute cette muséologie qui revient mécaniquement chez chaque intellectuel qui se respecte, lorsqu'il aborde une œuvre littéraire nouvelle, et en ce qui concerne notre sujet, maghrébine.
Je le répète encore une fois. Assez ! Lisez-nous en fonction de ce que nous sommes, en fonction d'un pruojet dont nous essayons de jeter, patiemment, modestement, librement, les bases et dont nous vous demandons de débattre, que nous vous invitons à enrichir. La littérature maghrébine a franchi depuis ces dernières années le mur du silence. Elle refuse désormais énergiquement d'être ethnogra-phique, moralisatrice, une littérature de décalcomanie. Elle a assumé la responsabilité de cette étape nécessaire de déblayage, dynamitage, et reconstruction que traverse notre culture.
Beaucoup se sentiront déboussolés, crieront à l'hermétisme, à l'effort qu'ils doivent consentir. Nous leur répondrons, cessez de ruminer, « Ouvrez les fenêtres de votre cœur », de votre imagination, participez par votre lecture-active, aventurière, à l'œuvre. Recréez-la.
Ne jugez pas notre littérature d'après votre culture déjà acquise. Pensez qu'il s'agit d'une culture nouvelle à construire, qui émerge, se tâte, se précise par ces œuvres, par d'autres œuvres à venir, hiéroglyphes significatifs de la pyramide qui s'élance. Toute construction (et l'exemple des Pyramides égyptiennes est éloquent) suppose à la fois une rationalité rigoureuse, une emprise réelle sur les lois physiques et aussi une capacité d'aventure, un sens de la démesure, c'est-à-dire un défi à la rationalité mécanique ordinaire, la rationalité bornée. Sans cela, il n'y a pas réellement de renouvellement, c'est-à-dire de création.
Le roman de Boudjedra est à cet égard une contribution sérieuse à la recréation de l'univers maghrébin et à la mise à nu de ses contradictions essentielles. Pour cela, l'auteur de la « Répudiation » ne mâche pas ses mots. Il les déverse torrentiellement, y met la somme de sa connaissance et de sa révolte, et toute l'énergie de son courage moral, intellectuel et politique.
Il s'agit là bien sûr d'une œuvre qui en appelle d'autres. Et puisqu'il y a projet, on doit, si on veut qu'il colle plus encore à nous et nous avance, montrer quelques-unes de ses voies qui peuvent se transformer en impasses. Il en est ainsi chez Boudjedra de quelques résidus de ce que nous n'avons cessé de dénoncer chez nos aînés.L'obsession de l'Autre notamment. Ainsi je trouve personnellement que le personnage-subterfuge de l'amante française à laquelle on se raconte était superflu et gênant. Gênante aussi cette manière de jeter un regard adulte, quelque peu spécialisant (dans le sens des sciences humaines, ici psychiatrie) sur l'enfance et l'adolescence. Je trouve aussi trop systématiques ces dégueulades constantes sur toutes les manifestations de la vie familiale du milieu décrit par Boudjedra.
Le fait que l'on nous dise que la critique porte ici sur la bourgeoisie algérienne ne rend nullement l'intention plus « progressiste ». Je trouve aussi assez faible de la part de Boudjedra de ne pas avoir réussi parfois à isoler (et peut-être éliminer) ce qui relève de troubles psycho-affectifs individuels.
Enfin, je dois dire combien j'ai été irrité par la présentation de l'éditeur. II n'y a rien de plus faux et de plus commercial que ce genre de vente aux enchères de la colère. On voit que comme au bon vieux temps, l'éditeur parisien gagne son fric et son prestige de découvreur de révoltés, donc de protecteur de la liberté d'expression.
Celui-ci ne se prive pas de dire (et on devine l'auto-satisfaction et l'esprit revanchard) au sujet de « La Répudiation » : « Refusant de rendre la colonisation responsable de tous les maux de son pays, il s'élève passionnément contre les traditions étouffantes des ancêtres... ».
Certes, ce n'est pas moi qui irait provoquer des congrès pour la défense de ces traditions étouffantes des ancêtres, mais de là à accorder n'importe quel sursis, n'importe quelle parcelle de réhabili-tation au système colonial, il y a une distance.
Cela veut dire simplement que ce chapeautage des œuvres maghrébines et africaines, publiées malheureusement encore à l'étranger, est extrêmement débilitant et conduit toujours l'écrivain de chez nous à de fausses situations.
Je ne chicanerai pas trop non plus sur « Le Prix des Enfants Terribles » et sur la proposition aux « Prix Goncourt », « Prix des Quatre Jurys ». J'espère que Rachid Boudjedra saura dire NON à toutes ces tentatives de récupération et d'intégration au système idéologique et économique qu'il connaît, au moment où il en sentira lui-même l'urgence.
En tout cas, lisez le livre de Boudjedra. Je vous promets un grand dégoût, une grande tension mais surtout un grand souffle de vérité et de justice.
« La Répudiation » - Editions Denoël - Collection Lettres Nouelles - Paris 1969.
a. laâbi
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(1) né en 1941 à Aïn Beda en Algérie. Professeur de philosophie en France. A publié en 1966 un recueil de poèmes : Pour ne plus rêver (SNED - Alger).
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