adonis

pp. 1-11
                                                                        le manifeste du 5 juin 1967



     Qui suis-je ? Est-ce que je me connais ? Les autres sont entrés dans l'ère de l'électricité, du machinisme, de l'électron et de l'atome. Ils vont sur la lune. Ils inaugurent une page nouvelle dans la grande aventure de la création humaine. J'ai quelque peu avancé, je me suis instruit quelque peu. Je possède un trésor vaste comme la mer, et je foule une terre que traverse un Pactole. J'ai tenté de quitter mon primitivisme agricole pour le monde de l'artisanat et de la machine. J'ai tenté de pénétrer le monde de l'esprit.

     Et cependant, est-ce que j'use vraiment d'une voiture, ou est-ce que j'use d'un cheval d'acier ? Est-ce que je pilote vraiment l'avion, ou est-ce que je pilote l'un des prodiges de l'espace — un objet étrange, mi-oiseau, mi-homme ? Ai-je fait de véritables études d'ingénieur ou bien ai-je obtenu un diplôme dont je me suis décoré comme d'une médaille ? Ai-je utilisé l'énergie électrique ou bien plutôt des bougies de verre et des lampes sans huile ?

     La nation que j'édifie, représente-t-elle un ordre réel ou n'est-elle qu'une seconde tribu ? Les événements que je nomme renaissance, et révolution et coup d'Etat, sont-ils véritablement renaissance, et révolution et coup d'Etat ?

     La pensée forte, seule, engendre des situations fortes. Suis-je dans un temps dépourvu de pensée forte et qui, de ce fait, reste privé d'une situation forte ? Et ne peut entreprendre aucune action d'envergure ?

     Si je me prétends penseur, je dois me demander où je me trouve, et dans quelles conditions. Quelle est la marge de mon influence et de mon action, de quel pouvoir je dispose, quelles sont les valeurs que j'ai instituées, ou défendues : la liberté ? la vérité ? l'amitié ? la liberté de rechercher la liberté, la vérité et l'amitié ? Ai-je défendu la pensée de tous les penseurs ou les miennes seules ? Ai-je été poursuivi, jeté en prison, interrogé pour la juste cause de la pensée et du droit au dialogue des extrêmes, ou bien ai-je falsifié, nié toute autre pensée que la mienne ? Et si je falsifie la pensée des autres dans ma propre patrie, cela ne veut-il pas dire que je participe d'un pays traître en quelque manière, et d'un peuple traître en quelque manière et que je suis fin prêt, à tous les instants, pour devenir traître à mon tour ? Et dès lors que j'ai trahi les autres, puis-je me sentir en sécurité, et si je le puis est-ce par la grâce de la vérité, ou par la grâce du peuple, ou par la grâce de l'épée ? Par quel moyen ai-je soumis les autres : le dialogue et l'argumentation, ou le poignard et le coup de feu ? Et quelles sont mes prérogatives dans l'affaire ? La force brutale ou l'esprit ? Et sitôt que j'ai nié les autres, qu'ai-je pu affirmer ? Quand j'ai parlé de destruction et de négation, ai-je pour autant représenté une réalité positive ?

 

     Suis-je un autre ? Puis-je prétendre perpétuer mes ancêtres qui ont inventé l'alphabet, parcouru les mers, installé leur brillante civilisation de Samarcande jusqu'à Grenade ?

     Suis-je à l'état de veille, ou dans l'illusion de l'état de veille, dans les fumées, dans une dépression fertile et verdoyante ?

     Suis-je un être agi ou agissant ? Achevé dès sa naissance.

     Suis-je un esprit non concerné par le problème, si ce n'est égoïstement, et ne saisissant des choses que leur aspect secondaire et marginal ? Un esprit qui se promène, non pas un esprit qui cherche. Réduisant les choses à un jeu de réactions mutuelles et n'y reconnaissant pas des situations. Voyant partout des vérités partielles, relatives à tel ou tel : la vérité, c'est ceci, non pas cela ; le droit est à moi, non pas à lui.

     Est-ce que je vis isolé dans le temps et l'espace ?

     Est-ce que la terre m'est donnée seulement pour que je la cultive et la mette à profit ou bien fait-elle partie de moi ? Est-ce que je considère le monde comme isotrope et est-ce pour cette raison que je peux émigrer, m'acclimater partout ? Et quand je combats pour le lieu où je vis, est-ce vraiment pour la terre elle-même ou pour la part qui m'en revient ? Est-ce que je considère la terre comme propriété : susceptible d'échange, de diminution, d'augmentation... avec aussi la possibilité de sa disparition et donc la possibilité que j'y renonce ?

 

     Suis-je un spécimen de « l'exilé » à qui la terre n'importe pas tant que le sentiment de l'exil ? La terre qu'il aime est celle qui lui convient le mieux et non pas nécessairement celle où il est né. Il lui devient facile d'abandonner sa maison : il est prêt à mourir pour la bonne cause d'une idée quelconque et pas pour une certaine terre. Comme s'il existait dans le logos, dans le verbe, non dans la nature.

     Suis-je un spécimen unique de tragédie ? La terre ne m'est pas un havre, mais un lieu de passage. J'aime ceux qui m'accompagnent du fin fond du passé. Je déteste ceux qui viennent de l'avenir ou de l'inconnu. Je lutte pour obtenir ma liberté de circuler sur la terre, non pour obtenir la terre même. Ma patrie n'est pas ici et maintenant, mais bien plutôt cette éternité qui rejoint un passé indéfini.

     Moi, celui qui pose ces questions, je suis l'homme arabe contemporain, vivant dans cette deuxième moitié du XXe siècle. Avec ces questions — on peut d'ailleurs en poser bien d'autres — j'essaie de faire le point : en moi, cet homme arabe, avant de faire le point de l'existence arabe. Il n'est pas tant question de changer cette existence — la société avec ses fondements — que de changer l'homme arabe : c'est là que tout commence.

 

     Nous subissons aujourd'hui les conséquences désastreuses de notre attitude des cinquante dernières années : elle consistait à s'attacher aux événements superficiels et à négliger notre être intérieur. La vie arabe sait copier, à une vitesse vertigineuse, les multiples apparences de la civilisation européenne et américaine. Mais l'homme demeure inchangé. Dans la bousculade des nouveautés, il reste ébloui et pantois. Il pense suppléer par la quantité à la qualité, par l'existence à l'essence. Sa personnalité est au fond la même qu'il y a quinze siècles, un peu comme s'il représentait un vestige du cinquième siècle mangeant, dormant, s'habillant, bougeant en plein XXe siècle par un incroyable prodige.

     Et parce qu'il se vêt des oripeaux de la civilisation moderne, l'Arabe se considère comme l'égal des inventeurs de cette civilisation.

     Ainsi, par ce genre de méprise, l'Arabe n'apparaît pas seulement comme étranger à lui-même mais également comme étranger au monde. Il est une présence sans cesse différée. Et à persister dans son mimétisme, finit par ressembler à une branche artificielle greffée sur l'arbre de la civilisation contemporaine. Avec des fruits artificiels provenant d'ici et de là. On voudrait bien, et souvent, croire qu'il s'agit là d'une branche naturelle... Entre l'Arabe en tant qu'être et l'Arabe de la vie quotidienne, il y a un monde fait de néant, de déchirement et d'émiettement.

     Il étudie la physique, la chimie, l'atome, la biologie, les mathématiques mais le sens de ces études ne dépasse pas son manuel, son esprit et sa mémoire. Il reste, en profondeur, dans le cœur de son être, à l'écart de ces sciences dans la mesure où elles sont des découvertes, des principes et des lois qui remettent en question la vie et le monde.

     S'il considère le progrès c'est d'une manière théorique : et il vit matériellement dans le passéisme et la tradition. S'il adore la liberté, c'est du bout des lèvres. Il se montre de gauche pour les détails sans conséquence, mais dans les circonstances importantes — et parfois même pour les détails snns conséquence — il reste irrémédiablement de droite. Il veut accoucher de l'Histoire tout en s'y dérobant. Il veut guerroyer au plus pressé pour en finir avec la guerre. Il est à la fois chef et subalterne, chasseur et proie, courageux et lâche, socialiste et bourgeois, oriental et occidental. Il n'est qu'un moule prêt à contenir. Il copie le monde sans se soucier de l'assimiler et d'en faire sa propre substance. Pour lui la culture se réduit à un excédent de souvenirs mis à la disposition de sa mémoire. Sa présence au temps n'est aucunement participation au temps : elle est une présence individuelle, isolée, un clou, un caillou. Comme s'il existait seulement au niveau de la sensation et des objets.

 

     L'homme arabe révolutionnaire perd la réalité cependant qu'il s'agrippe à la théorie. Il néglige l'homme et s'entête dans ses croyances.
     II méprise le citoyen et glorifie le nanti. On trouve là un problème réel sans précédent au cours de l'histoire : il n'est plus tant question d'inculquer au citoyen une croyance, un ordre ou un principe que de le persuader qu'il a une patrie.
     Ce même Arabe révolutionnaire critique, détruit, humilie, gouverne an nom de la Révolution mais la mesure de son pouvoir réside dans les mots et non dans la réalité. Il déguise ces mots par les artifices de la prononciation ou de la syntaxe et se figure aussitôt qu'il a transformé le monde.

 

     L'hommc arabe pensant, fût-il poète ou peintre ou musicien ou philosophe ou écrivain ou professeur, s'est construit, dans les vingt dernières années, un babélisme éclectique. Il a exposé les générations montantes aux périls de l'occidentalisation à tout prix, de la réaction et de l'ignorance. Par action ou par omission, par la parole ou par le silence, il a fait en sorte que son patrimoine soit aux mains des gouvernants. Il est responsable du fait que le parti est au-dessus de la patrie et du peuple la croyance au-dessus de la vérité et de l'bomme. Il a transformé les écoles en cages à perroquets où l'on piaille, marmonne et répète... I l a fait du Livre un cadavre et de la parole une momie.

     La crédulité, le silence, l'isolement, la soumission au pouvoir, tels sont les traits de la pensée arabe contemporaine. Il y a là un compromis sur la vérité, la pensée et la liberté, ou un semblant de compromis, ou un réel aveuglement. Ils sont rares ceux qui, au cours des vingt dernières années, se sont élevés contre un tyran, se sont déclarés solidaires d'un prisonnier ou d'un déshérité. Pire : les champions de la liberté en tant que liberté, de la justice en tant que justice, de la vérité en tant que verité, n'ont guère réussi à s'entendre. Parce qu'au fond, ils n'avaient pas grand chose à voir avec la vérité ou la liberté.

     Ce spectre que j'appelle pensée arabe contemporaine, je l'accuse -- bien que j'en fasse partie — d'incapacité doublée d'incompétence.

     Il ne connaît personne, ni Arabe ni non-Arabe. Il n'est en mesure d'atteindre personne, ni Arabe ni non-Arabe. Je l'accuse de suivisme et de plagiat.

     On trouve des penseurs qui n'ont pas le courage de leurs idées, qui n'osent pas prononcer la vérité ou témoigner pour le droit. On trouve des penseurs incapables de reconnaître leur erreur quand il leur arrive de se tromper, ou de réviser leurs opinions et leurs idées quand la vie et l'expérience en démontrent l'inanité. Ou trouve des penseurs qui préféreraient posséder une boutique plutôt qu'une bibliothèque. On trouve des penseurs soutenant le tyran qui persécute d'autres penseurs.

     On trouve des penseurs morts-vivants : étriqués, fermés. La « profession » leur importe plus que la vérité, la tranquillité plus que la liberté.

     La pensée, c'est la parole-en-action, tout comme, au commencement, était la parole-en-action. Jusqu'à la naissance d'une pensée véritable — ou d'un penseur véritable — la vie arabe restera un amalgame confus de corps humains agités. Elle restera dans l'ordre de la gestation, non de l'accomplissement, dans l'ordre de la mort, non de la vie.


     Et l'homme arabe politique ? Dans les cinquante dernières années, il a gaspillé des fortunes qui auraient suffi à effacer la maladie des pays arabes, à couvrir des routes, bâtir des mosquées, à faire démarrer la production et l'artisanat, transformer chaque village en foyer de progrès, chaque maison en forteresse de culture.

     Celui qui voudrait le gouverner en toute honnêteté ne pourrait que lui dire : Monsieur, vous êtes en train de vous leurrer, de tromper votre pays, d'y tromper l'etre humain, d'y tromper la terre.

     Il ne pourrait que lui dire : vous avez perdu, Monsieur, l'ère de l'individualité arabe. Vous l'avez immobilisée dans les marécages médiévaux, et vous avez placé un barrage entre elle et la civilisation, entre elle et l'avenir. Et si celle-ci continue à palpiter, c'est seulement parce qu'elle est d'une espèce peu commune ! Et il lui dirait : Monsieur, il nous est désormais interdit de la spolier.


     C'est là ce que le penseur arabe doit déclarer, ce à quoi il doit hypothéquer son existence. Mais ce n'est pas facile. Les politiciens ont conclu une alliance avec les financiers pour anéantir la pensée, pour la réduire à l'état de fonctionnariat. Et ainsi, d'une manière ou d'une autre, le penseur vit à la merci des politiciens et des financiers. Et, petit à petit, il renonce à son rôle dans la recherche de la vérité, à son droit de regard, à son attachement pour la liberté. Il adopte leur attitude d'opportunisme, cultive la circonstance atténuante, fait l'autruche devant l'injustice, et renonce finalement à la liberté parce que, dans une situation viciée, la liberté devient désordre et destruction, ceux qui l'invoquent devenant eux-mêmes éléments de trouble et de destruction.

     C'est ainsi que le principe de la vie arabe tombe aux mains des gens au pouvoir — politiciens et financiers. La pensée, pour sa part, devient une marionnette. Et les penseurs deviennent des mécaniques dressées pour leur fonction dans une société politicienne et financière. Quant à la politique, elle n'est plus un moyen, elle est devenue la fin absolue, c'est-à-dire dans son essence, la domination et le pouvoir. Ainsi, elle se défigure et se dégrade, devenant un vaste terrain de rivalités inefficaces. Alors, la porte est ouverte à tous les abus.

     Qu'est-ce que tout cela signifie par rapport au penseur arabe qui entend rester penseur ? Cela signifie qu'il doit entamer une révolution pour rendre à l'esprit son rôle, au penseur ses prérogatives, renversant les données actuelles de l'existence arabe. Et une telle révolution impose au penseur arabe de s'élever vigoureusement contre le fait que la politique devienne l'absolu au lieu de rester le relatif, et qu'elle tourne tout à son entier profit. Son souci primordial doit être de faire de la politique un moyen et non une fin : de la soumettre au règne de la pensée mise au service de l'humanité. Une politique forte, c'est une pensée forte. Et il paraît impossible qu'un politicien soit d'envergure s'il n'est pas un penseur d'envergure.

     Trois impératifs : la liberté, la création-action, le triomphe sur l'habitude. Ces impératifs sont, en même temps, des préoccupations intimes de l'homme et des éléments réalistes de la vie sociale. Elles forment un tout cohérent.

 

1

     — Que le penseur arabe commence donc par reconquérir ce dont l'a privé la politique : la liberté. Tout ce qu'il pourra entreprendre, si ce n'est pas à partir de la liberté, sera une forme ou une autre de fonctionnariat, d'esclavage. L'absence de liberté engendre la tromperie et le mensonge. Et là où régnent tromperie et mensonge, l'homme n'est plus qu'une marionnette. Il y a des ponts ébauchés entre le penseur arabe et lui-même, entre lui et la vérité, entre lui et la liberté. Qu'il commence par construire ces ponts, mesurant avec lucidité que tout s'acharne contre lui et qu'il part vraiment de zéro.

     Il doit commencer à se vouloir éclaireur et non suiveur. Il doit témoigner jusqu'au martyre pour la vérité et la liberté.

     Ce que j'entends par liberté, ce n'est pas une liberté à sens unique, ma liberté a moi, ou sa liberté à lui, sans plus. Elle est aussi bien, la liberté de l'autre celui qui me contredit et qui me combat. La vie ? Je ne rappellerais pas vie si je ne lui trouvais pas de paradoxe. Je la refuse dans la mesure où elle devient voie publique. Quand elle devient monotone et monocorde. Je refuse la vie si elle ne m'offre pas de contradiction, d'opposition, d'excitation, de défi, de stimulant. Je refuse la vie stagnante, la vie prisonnière, la vie sectaire. Je refuse la vie qui n'est pas symphonie, qui ne concilie pas les contraires, et qui ne dépasse pas la contradiction.

     La contradiction est vivifiante : elle me maintient en éveil, m'indique mes erreurs, me pousse vers le mieux-être, vers mon propre dépassement.

     Quand j'affronte une pensée misérable, je crois davantage dans ma pensée forte, et quand je rencontre une pensée forte, je découvre mes infirmités, et je m'efforce vers le progrès.

     Si quelqu'un s'avise de contrarier mes vues ou ma position, je mesure ma constance et je devine combien il faudrait encore que j'augmente ma fermeté.

     Si jamais nous acceptions, ne serait-ce qu'un instant, l'idée d'un être privé de liberté, si nous ne combattions pas ceux qui entendent

rétrécir notre marge de liberté, — quels que soient le prétexte, la circonstance ou le moment —, si nous négligeons un instant la défense de la liberté, la vie deviendrait un insupportable désert où nous ne tarderions pas à nous dessécher puis à mourir.

     Mais, au fait, les multiples atteintes portées chaque jour à la liberté ne nous laissent-elles pas indifférents ? Est-ce que chacun de nous ne participe pas, chaque jour, à la suppression de la liberté ? Ne servons-nous pas tous, dans une certaine mesure, la cause de l'esclavage ? De la soumission à quelque chose, à quelque intérêt, à quelque pensée, à quelque politique, à quelque opinion, à quelque position ? Chacun de nous ne donne-t-il pas la preuve, chaque jour, qu'il n'est pas au niveau de la liberté ?


     Qui prétend que nous marchons sur la terre ferme ? Nous sommes plutôt embarqués sur un navire. En bas, ce sont les vagues, et autour, ce sont des récifs, encore des récifs, toujours des récifs. La terre est en principe notre propriété, mais elle appartient à d'autres. Et elle fuit et s'entrouvre sous nos pas.

     Ainsi vivons-nous : conglomérat humain informe, avec des relations que régit l'esclavage plutôt que la liberté. Je n'entretiens pas de commerce avec l'autre pour le libérer mais pour le soumettre... Nous avons peur de notre unicité. Nous devenons des personnages informes incapables de sortir d'eux-mêmes et condamnés à se répéter. A se répéter, à répéter son existence. Et la vie ne consiste pas en cela.

     « S'il y avait dans la cité un seul homme libre, la cité n'aurait pas été anéantie. » C'est là une vieille histoire. Et c'est là une histoire d'aujourd'hui. Comme la vie, la liberté doit être présence permanente et ne disparaître qu'en même temps que la vie.

     En faisant bon marché de la liberté, n'acceptons-nous donc pas, de notre plein gré, qu'on nous claque au nez les portes du monde, qu'on marchande notre existence, qu'on la méprise, la refuse et la supprime ?

     En acceptant de morceler, de grignoter la liberté, ne préparons-nous pas l'émiettement de notre existence ?

     Tout se passe comme si nous ne vivions pas de manière effective : comme si nous vivions quotidiennement une mort muette.
Comme si nous n'étions plus capables de faire la différence entre un voleur et un protecteur, la trahison et la confiance, le voleur se déguisant en héros, le traître en chef suprême, l'homme sûr en bandit, l'homme libre en mercenaire.

     Tout se passe comme si nous n'étions plus en mesure de faire la différence entre qui défend la liberté et qui la combat, qui la glorifie et qui la ridiculise, qui la porte à bout de bras et qui la foule aux pieds.

     Tout se détériore et se dégrade. Tout rend possible cette question : la mort est-elle pour nous mort véritable ? La vie est-elle pour nous vie véritable ?

     Il n'y aura pas de retour à la normale sans liberté. C'est là seulement nue tout commence.

2

     — La seconde valeur apparaît comme la création-action, comme la transformation.

     Plus que jamais, le penseur arabe doit faire face au problème de son niveau d'action. Quel est son rôle dans les problèmes, les dif-
ficultés, le devenir arabes ? Doit-il rester à l'écart, enfermé dans
une tour d'ivoire d'exil ou de fiction ou bien doit-il entrer dans la mêlée de l'histoire, pour guider et transformer ?

     Ce sont là encore des problèmes anciens. Mais qui aujourd'hui nous sautent aux yeux et pèsent sur nos consciences de tout le poids du monde et de l'histoire, avec une acuité toute nouvelle. Les événements nous en assurent chaque jour : le combat où s'engagent les Arabes dépasse largement les limites du nationalisme politique : il concerne l'homme lui-même dans sa réalité première et dernière. Nous ne pouvons pas nous permettre de l'observer de l'extérieur, à la surface de l'histoire. Et si les politiciens se préoccupent, pour leur compte, de cette réalité nationaliste, les penseurs, de leur côté, doivent l'enrichir de preuves et de significations.

     Mais nous ne saurions recréer le monde ou conduire l'histoire sans nous y tremper. Sans les vivre minute par minute. Davantage même : nous ne saurions être libres sans nous mêler au mouvement de l'histoire.

     Un écrivain qui s'isolerait ne pourrait plus se prétendre libre. Et s'il lui arrivait de se croire libre, il le serait par omission et non pas par action. La liberté ne réside pas dans son pouls, ni dans ses éternuements ou ses ronflements. Elle est immatérielle.

     L'occasion est aujourd'hui donnée aux esprits créateurs arabes de vivre une expérience exceptionnelle. Tout est là pour exciter leurs sens, pour remuer leurs entrailles et les pousser à l'action. Une électricité spirituelle bien rare circule dans leur existence. Ils peuvent trouver les meilleures raisons de tenter de sublimes essais : l'union de la pensée avec le monde. Il faut que la révolution politique nationaliste soit doublée, guidée par la révolution de la pensée créatrice.

     La création dirige l'action. Participer à une action est chose ordinaire. La conduire l'est moins.

     L'essence de l'achèvement humain, véritablement humain, c'est de se libérer de la menace du temps et de la mort. Autrement dit, de pénétrer dans l'histoire. L'histoire est un produit humain ; le temps n'est qu'une force aveugle. Ceux qui refusent l'histoire tombent dans le temps — qui représente le néant.

     Aujourd'hui plus que jamais, l'histoire nous appelle. L'art n'est
plus une q'uestion d'esthétique mais de logique : logique de l'histoire, de la société, de l'univers. Et dans un monde privé de logique, l'individu ne peut vivre qu'une vie sans logique.

3

     — Le troisième propos est le dépassement de l'habitude. C'est, tout particulièrement, l'affaire du créateur : celle du poète au sens large, absolu. La poésie étant, dans son essence, le dépassement de l'habitude.

     Détruisons donc l'habitude, nous, poètes de ce temps


     Ce temps arabe privé, persécuté, colonisé


     Ce moment d'aller au seuil d'une autre planète


     Ce temps où la liberté se transforme en prison


     Où la prison devient la vie


     Proclamons la transformation de l'homme arabe


     Proclamons la liberté.


     A — Toute création comporte un risque. Toute création suppose une guerre. Le créateur combat les autres, les institutions et l'inertie et lui-même. C'est dans la mesure où il ose, où il fonce au-devant du danger qu'il peut revendiquer la création.

     La création véritable est une aventure intérieure aussi bien qu'extérieure, indissolublement. Simplement, aujourd'hui, nous éprouvons davantage le besoin d'agir sur le monde extérieur parce qu'il se présente — et autour de nous d'une manière spéciale — comme un monde d'inertie et d'injustice, d'impérialisme et d'exploitation de l'homme. Nous avons un besoin pressant de combattre ce monde, d'en dénoncer la barbarie, la férocité, la bassesse, l'animalité.

     Comment l'artiste peut-il tolérer pareil monde ? Comment peut-il accepter d'y faire le bouffon et l'amuseur ? Comment peut-il ne pas entendre les cris de la douleur et de la faim ? Décorer les palais en faisant fi des prisons ? La trahison suprême à la cause de l'homme, on ne la rencontre pas tant chez le tyran et l'impérialiste que chez l'artiste qui tolère le tyran et l'impérialiste et qui vit dans l'opulence à côté des misérables et des esclaves.

     Un tel monde est une prison. Et le premier devoir de l'artiste est d'en ébranler les murs.

     B — « Au commencement était le verbe » : au commencement était la poésie. La poésie précède le verbe (l'action). Mais ils se tiennent ensemble face au monde.

     Et parce que le poète est le commencement, nous devons commencer par exterminer la poésie prophétique — charlatane : la poésie qui décrit, fabrique, enjolive et s'amuse. La poésie narrative, didactique, politisante, crudité, explicative, analytique... notant bien que le poète arabe ne saurait être le poète de la deuxième moitié du XXe siècle sans être en même temps à sa manière et selon ses aptitudes, croyant, athée, politicien, savant, philosophe, prophète sans être universel.

     Il doit commencer par exterminer le prophète-charlatan afin de pouvoir instituer la poésie-commencement.

     La poésie de la présence créatrice transformatrice

     La poésie qui fait progresser l'humanité

     La poésie qui oblige l'action à devenir action

     C — Cette poésie-commencement : c'est le poète qui devient par sa sensibilité, son intuition, un homme nouveau.

     Et qui est le nouvel homme arabe ? C'est l'homme libre, créateur, actif, destructeur de l'habitude : il dépasse le passé, il envisage le présent tout en se plaçant sur le seuil du futur. Le poète est révolté par nature. Et qui n'est pas révolté n'est pas poète. Il ne s'agit pas ici de la révolution-ordre, qui veut soumettre la réalité, mais de révolution-vision qui remue le réel et le transforme. Et puis, elle remue ce qu'elle a déjà remué, transforme ce qu'elle a déjà transformé, à jamais, la poésie devenant action, et l'action poésie.

     Et tout comme le poète et le révolté ne font qu'un, la poésie et la révolution ne font qu'un. La révolution est une action visionnaire, et la révolution est une vision active. Elles conduisent ensemble le présent à embrasser l'avenir.

 

     D — L'avenir, tel que le poète l'envisage, c'est une humanité équitable, créatrice et libre. C'est l'homme réinventant toute chose et enraciné dans le devenir. Et le devenir est infini. Ainsi, quiconque n'est pas infini n'est pas poète. Sur cette terre arabe foisonne ce qui peut nous donner le goût de l'infini. A l'origine, c'est une terre prophétique dont les enfants parlent à Dieu en face. L'homme s'y trouve en intimité avec le mystère. Le connu est pour lui un palier conduisant vers l'inconnu. Et le fini n'est que la porte de l'infini. Par vocation, l'homme est ici attiré par l'inconnu, entraîné par le mystère de l'autre monde. Il croit, par instinct, que sa vie présente n'est qu'un pâle et mince reflet de la vie.

     Ainsi s'achève l'union entre le réel et le possible, le temporel et l'intemporel, la chose et l'ombre.

 

     E — N'est donc pas poète celui dont l'intuition poétique ne se base pas sur la transformation du monde...

     Tout, dans la vie arabe, est voué à la mort et à la résurrection : la maison, la famille, l'école, l'église, le livre, Famour, la liberté, la justice, l'homme, la poésie, Dieu...

     N'est pas poète celui qui ne proclame pas cette mort, entamant la résurrection. Il semble pourtant que notre existence pourrie et pétrifiée ne mérite pas le bienfait de la mort. C'est comme si elle n'avait pas connu la vie. Et comment mourir si l'on n'a pas vécu, comment vivre si l'on n'est pas mort ?

     Sans doute le plus grand mal qui frappe notre existence, c'est qu'elle ne veut pas mourir et préfère rester en suspens entre la vie et la mort. Ce qui fait que la vie et la mort ne sont plus pour nous qu'habitude. Et l'habitude se transforme en royaume, avec des lois, des normes des obligations et des châtiments. La profondeur et la distance s'y trouvent annulées, un abîme s'ouvre entre l'âme et le corps, l'intérieur et l'extérieur, l'homme et l'homme, l'homme et l'inconnu.

     Et l'homme s'y pétrifie, en même temps que Dieu.

     Penchons-nous, par exemple, sur notre héritage, religieux ou autre. Nous en sommes loin, en pensée comme en pratique. Comme si nous n'y croyions pas. Et malgré cela, nous ne jurons que par lui. Comme si nous voulions le sauvegarder à jamais. Puis nous agissons tous les jours en le bafouant, comme si nous voulions l'effacer à jamais. C'est un chemin que nous avons dépassé, mais auquel nous persistons à attacher nos pas.

     N'est pas poète celui qui n'entraîne pas vers la mort notre existence, pour la faire revivre véritablement. N'est pas poète qui ne meurt pas lui-même pour revivre, nous préparant ainsi un royaume rayonnant où nous pourrons regarder l'inconnu.

 

     La poésie arabe est, aujourd'hui, une poésie de tension entre les extrêmes. Cette tension porte la marque de la profondeur et de la richesse. Elle invite à faire de la poésie une expérience totale où se rejoignent le témoignage sur la mort et sur la parole : une expérience qui dépasse les contradictions de la pensée et de la vie, une promesse de salut hors de l'état mortel, — la promesse de la fin de l'homme ancien, de la naissance d'un homme nouveau qui serait à la fois la nature et l'au-delà, le connu et l'inconnu.


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adonis (AIi Ahmad Saïd) - Poète libanais. Né en Syrie. Licencié de philosophie à l'Université de Damas. Co-fondateur avec Yussuf Ul Khal de la revue poétique libanaise Schi'r en 1957. A publié plusieurs recueils de poésie.


     
Ce texte traduit de l'arabe dont nous présentons à nos lecteurs de larges extraits a été publié dans sa version française le 24 septembre 1967 par le journal libanais « L'Orient ».

     Nous tenons à remercier notre amie Etel Adnan de nous avoir communiqué ce « manifeste » par lequel nous comptons inaugurer une série d'approches des réalités culturelles et idéologiques du monde arabe d'aujourd'hui et ceci en corrélation avec les situations proprement maghrébines qu'il est devenu caduc de séparer de leur contexte collectif arabe. Nous ressentons en effet cet élargissement comme une nécessité qui rentre dans la logique d'une évolution structurelle des réalités culturelles et idéologiques de l'ensemble de la communauté arabe. Malgré les spécificités nationales, nous pensons que toutes les démarches de pensée et de création dans le monde arabe tendent à se recouper et à se rencontrer autour d'un certain nombre de préoccupations communes dont nous devons témoigner et auxquelles nous devons apporter notre contribution dans un but de confrontation, de clarté et d'efficacité.